Si la robe habille la femme, elle habille aussi l’époque. C’est la démonstration imparable faite par Georges Vigarello. Ce grand historien des mentalités et du sensible (EHESS), spécialiste du corps - son essai sur La silhouette : naissance d’un défi du XVIIIe siècle à nos jours a reparu chez Points en octobre -, fait défiler les robes d’hier à aujourd’hui dans un livre magnifiquement illustré de peintures, gravures, dessins et photographies. Surtout, celui qui a dirigé avec Alain Corbin et Jean-Jacques Courtine la monumentale Histoire des émotions, dont le 3e volume vient de paraître au Seuil, raconte ce que le vêtement dit de la femme qui le porte. "Son apparence traduit ce qui est attendu d’elle : elle existe de part en part dans ce qui l’enveloppe et la contraint." Car c’est bien de cela qu’il s’agit, d’une mise en valeur du corps certes, mais sous contrôle masculin.
Pour Georges Vigarello, "le bouleversement des lignes traduit des bouleversements plus profonds", et la robe devient "objet d’une tension, entre le montré et le caché, entre l’artifice et le spontané". Les images qu’il produit, dont certaines sont très connues, comme Les ménines de Velázquez ou la robe Mondrian d’Yves Saint Laurent, corroborent cette analyse pour la période qui s’étend du Moyen Age à nos jours.
Le XIIIe siècle voit l’émergence du buste. Au XVe, la ceinture large sépare fortement le haut du bas. A la Renaissance, le bas s’élargit en corolle, et en haut le corsage apparaît. Les jambes, elles, sont toujours dissimulées. Le XVIIIe impose le corset, la compression des chairs et la taille de guêpe. La Révolution bien sûr révolutionne la robe. Le corps féminin se libère brièvement des carcans, puis la fausse anatomie reprend ses droits. La fluidité du fourreau au XIXe ferait presque oublier l’exigence de la minceur. Mais toujours pas de jambes ! Il faut attendre les années 1910 pour que Chanel relève un peu la jupe, puis que Courrèges la monte au-dessus du genou.
Depuis, la femme n’est plus envisagée comme un décor. Elle joue le jeu qui lui plaît, celui de la séduction ou pas. Elle paraît comme elle le souhaite et ne se décide plus qu’en fonction des diktats de la mode et des injonctions du moment. Cette libération des gestes et des corps a évidemment accompagné le mouvement d’émancipation. Mais la robe n’en continue pas moins, même au-delà de l’Occident, de maintenir cette tension entre le montré et le caché.
En puisant dans les textes les plus divers, des poètes aux sociologues, Georges Vigarello montre l’évolution du regard au cours des siècles et la délivrance des anatomies à travers une liberté assumée. Les métamorphoses de l’allure des femmes en disent finalement bien plus long que la hauteur des robes sur les sociétés. Et aussi sur les hommes qui les regardent. L. L.