De quoi le triomphe de Patria est-il le nom ? De quelle catharsis, de quelle nécessité de trouver un récit identitaire compassionnel et qui fasse sens est-il l’objet ? Résumons l’affaire pour tenter de démêler l’écheveau.
Soit donc six cents pages, quarante ans, deux familles, deux amies d’enfance et un pays. Des vies, une guerre fratricide, le souvenir, la vengeance, tous les éléments constitutifs de la tragédie. Le pays, c’est le Pays basque, "Euskadi" en version originale et niée par l’Etat espagnol. Il est à la fois le beau souci et le destin de chaque personnage. Un pays pris à l’heure de ses contradictions entre désir de libération et dérive criminelle. En cause, un sigle, ETA, organisation nationaliste clandestine qui, dans les remous des années post-franquistes, va faire le choix des armes et de la violence et se tenir à son programme terroriste quatre décennies durant. C’est aussi l’histoire de deux femmes, deux amies d’enfance, Bittori et Miren, issues du même village basque près de Saint-Sébastien, qui se marient presque en même temps, ont des enfants du même âge et vont se retrouver à jamais séparées par un drame qui les lie pourtant plus indéfectiblement encore. Txato, le mari de Bittori, est un assez prospère entrepreneur en travaux publics. Harcelé par les maîtres chanteurs de l’ETA, il refuse de payer "l’impôt révolutionnaire". Il le paiera du prix de sa vie. Et son bourreau pourrait avoir été le propre fils de Miren, gamin perdu d’une cause qui ne l’est pas moins. Le temps passera, restant à jamais figé dans cette "scène initiale" de crime. Vient tout de même un jour où les bourreaux deviennent victimes de leurs victimes, où les enfants grandissent toujours dans l’ombre portée des fautes de leur père. Un jour comme celui de 2011 où l’ETA annonce enfin le dépôt des armes sans que cela puisse jamais cicatriser la mémoire blessée de Bittori, de Miren, des morts et des plus vivants qu’à moitié, des Basques.
Bien sûr, non seulement le Pays basque, mais l’Espagne tout entière attendait le récit de cette funeste histoire pour pouvoir en solder les comptes, ou l’arrimer de manière plus apaisée à la mémoire collective. Comment expliquer autrement les près de 700 000 exemplaires déjà écoulés de cette fresque romanesque, politique et familiale qu’est Patria de Fernando Aramburu, ces Atrides en Guipuscoa ? Aramburu, dont c’est le troisième titre traduit en français, notamment après Années lentes (Lattès, 2014), qui en était comme la bande-annonce, s’y entend en matière de conduite narrative. C’est de la belle ouvrage, classique, efficace, dont on perçoit très vite comment et pourquoi HBO s’apprête à l’adapter en série. Surtout, hormis peut-être dans l’œuvre de Bernardo Atxaga, mais de manière plus déviée, plus littéraire, c’est la première fois que la tragédie basque, la tragédie de ces années de plomb, est abordée avec cette frontalité. Roman choral et total, mélangeant avec brio les registres, Patria ne veut rien laisser dans l’ombre. Ce qu’il vise, c’est l’établissement d’une vérité par ailleurs naturellement fuyante, diverse et en trompe-l’œil. En cela, il rappelle quelques-uns des romans les plus ambitieux de l’un de ses plus enthousiastes lecteurs, Mario Vargas Llosa. Lorsqu’un livre fait ainsi franchir un grand pas à la réconciliation des consciences, c’est toujours aussi un petit pas pour la littérature. Olivier Mony