Alors que l’an dernier les discussions autour de l’IA, déjà très suivies, étaient restées au stade des généralités, lors de la 14e Publishers Conference de Sharjah (Émirats arabes unis) qui s’est tenue ce dimanche 3 novembre, des solutions concrètes ont été présentées par des acteurs du monde entier pour tous types de projets éditoriaux.
« On parle de l’IA de manière plus décomplexée qu’en Europe »
C’est un format pertinent. La journée a été rythmée par des masterclass d’ordre général avec de grands dirigeants internationaux venus présenter leur vision du monde du livre, comme cette année John Ingram, patron d’Ingram Industries Inc., ou Chantal Restivo-Alessi, dirigeante du digital chez HarperCollins. Cette dernière s’est réjouie de la manière « plus décomplexée de parler de l’IA ici plutôt qu’en Europe ».
Le moment a également offert sur quatre sessions la possibilité d’écouter un expert en petit comité. Trente tables d’une douzaine de places étaient ainsi installées et libre à chacun d’assister à celles qui l’intéressaient. De la diffusion et production de livres audio au focus sur le marché du livre aux États-Unis en passant par la coédition dans la littérature jeunesse, les sujets étaient répartis en quatre thèmes et, comme l’an dernier, ce sont les tables évoquant l’Intelligence artificielle (IA) qui ont été les plus attractives.
Ici, Brooke Dobson présente la start-up Shimmr qu’elle développe sur la production par l’IA de contenus marketing pour les livres. « C’est une véritable opportunité pour the deep back list, le fond du catalogue d’une maison d’édition », vante-t-elle en exposant sa technologie qui met en valeur les contenus d’un titre en un rien de temps pour créer de la publicité digitale autour de celui-ci. Basée à Londres et lancée en septembre 2023, la start-up, qui compte parmi ses investisseurs Markus Dohl, ancien P-DG de Penguin Random House omniprésent à Sharjah en tant que membre du conseil d’administration de la Sharjah Book Authority, qui organise le rendez-vous, est pour l’instant restreinte au marché du livre anglophone mais devrait s’internationaliser dès 2025.
Un robot conversationnel, véritable libraire virtuel
Autre révolution présentée à Sharjah et qui sera lancée en janvier prochain, le robot conversationnel Chai reader de la compagnie indienne Ailaysa, s'apparente à un véritable libraire virtuel. Cette fois, aucune barrière de langue : à la manière de chatGPT, l’application propose de répondre aux questions des lecteurs sur un titre en particulier. « Il n’est pas question de diffuser le contenu du livre, précise tout de suite Senthil Nathan, fondateur de l’entreprise basée entre Chennai (capitale de l'État du Tamil Nadu, en Inde) et New-York, mais de répondre à la question comme une personne qui l’aurait lu ». L’outil, fascinant, permet évidemment d’acheter le livre via un lien vers une marketplace en ligne. La société se rémunère par abonnement pour ce service en BtoC, l’éditeur ne payant rien en fournissant, de manière sécurisée, ses titres au format PDF qui sont analysés par l’IA.
Côté invités français, il est aussi question d’IA avec Virginie Clayssen, directrice du patrimoine et de la numérisation du groupe Editis. Rappelant les « points d'intérêts et de vigilance » que présente l'IA, notamment sur la propriété intellectuelle, « le pétrole des éditeurs », la française a énuméré les outils déjà disponibles et ceux en cours de développement pour les éditeurs francophones et d'ailleurs. « C'est à chacun de se servir des outils qu'offre l'IA et cela ne s'apprend pas en deux heures », résume-t-elle à Livres Hebdo.
Personnalisation des livres
Non loin de là, la franco-américaine Anna Lamp évoque les programmes développés par la petite équipe de six personnes dont elle fait partie chez Hachette dans le laboratoire d’innovation du troisième groupe mondial. « Nous cherchons des dispositifs qui nous permettent d’accroître nos revenus », explique la jeune cheffe de projet senior.
Récupération de données de lecteurs, dispositif d’analyse du regard porté sur les couvertures ou encore animation de ces dernières quand le lecteur les scanne avec un smartphone dans une librairie sont autant de programmes lancés dernièrement par ce bureau qui met en lien des start-up et des éditeurs pour orienter les produits des premiers vers le besoin des seconds. « L'un des enjeux majeurs aujourd’hui sur lesquels on travaille est la personnalisation des livres », confie celle qui estime que l’émergence de l’IA générative a balayé le développement du métavers. Au moins temporairement. « Le métavers est un bon outil marketing mais encore trop coûteux. On y reviendra plus tard », assure-t-elle.
En passant à la table consacrée aux business models dans le livre audio, on s'aperçoit que le sujet de l'IA y est mieux connu, car abordé depuis plus longtemps. Pourtant, là aussi, des développements restent possibles, toujours grâce à l’IA. « Le marché au Royaume-Uni devrait doubler d’ici 2029 », assure Jon Watt de Bonniers Books. Des projections qui reposent sur « la possibilité d’intégrer les libraires à la force de vente des audiolivres », poursuit le norvégien Nathan Hull de Beat Technology. Là aussi, l’un des enjeux est la personnalisation dans le processus de vente.
Un enjeu qui va également, dans l'édition papier, « remettre en cause le modèle économique déjà fragile des imprimeurs » soupire Diego Radici, président du groupe d'imprimeurs italien Elcograf qui, comme beaucoup à Sharjah, estime qu'avec l'IA on est seulement au début d'une révolution vertigineuse pour l'industrie du livre.
Ce rendez-vous instructif sur les projets développés dans le monde éditorial tout entier se tient avant deux jours d’échanges de droits avec des directeurs de droits, comme Shashank Gupta du groupe Media Participations représentant le catalogue de DC Comics et agent, comme Raphaël Thierry de l’agence Ægitna, ainsi qu’une délégation de 24 éditeurs francophones africains, tous invités par la Sharjah Book Authority.
« Amener les gens, les livres et les idées ensemble est notre mission », a déclaré en ouverture du congrès Cheikha Bodour, ancienne présidente de l’International Publishers Association et hôte de l’évènement. « Soyez sûrs que chaque voix et chaque culture ont l’opportunité ici d’être vues et écoutées », a-t-elle conclu. Selon notre décompte, pas loin de 500 personnes ont assisté à cette conférence.