Certaines familles font l’histoire, d’autres la racontent. Avec les Münninghoff, nous sommes un peu entre les deux. Alexander, né en 1944, nous la présente tel le propriétaire d’un château aujourd’hui un peu décati qui n’omettrait surtout pas de faire visiter les appartements privés avec leurs secrets plus ou moins inavouables.
Au centre de cette saga envoûtante qui traverse trois générations, il y a le patriarche Joan Münninghoff. On le surnomme le Vieux. Il règne sur un empire industriel, vend des armes, monte des usines, démonte les réputations de ses concurrents, fait élever une église à Riga où il s’établit vers 1914, épouse une comtesse russe qui lui donne quatre enfants et fuit la Lettonie après le pacte germano-soviétique.
Il s’installe dans la banlieue de La Haye, aux Pays-Bas, dans une résidence que l’on nomme l’Avenue. Même exilé, il reste l’un des personnages les plus riches de la Lettonie. Parmi ses fréquentations, on remarque un papiste comme lui, Joseph Kennedy, le père de John Fitzgerald. S’il méprise Hitler, il adopte une éthique élastique à l’endroit de l’occupant. Il collabore économiquement avec les Allemands tout en informant les Alliés. Il se soucie surtout beaucoup de la destinée familiale. Il aurait bien voulu que son fils Frans reprenne l’étendard des Münninghoff. Mais cette tête brûlée n’a pas le talent du Vieux. Il n’a pas plus le sens des affaires que celui de l’histoire. Il s’engage dans les Waffen SS pour combattre les Soviétiques, épouse Wera, la mère d’Alexander, puis la quitte pour une autre femme.
Après la guerre, Frans ne devra son salut qu’au Vieux. Ce dernier tente d’abord d’exfiltrer son fils vers l’Amérique du Sud puis parvient, grâce à ses relations avec le MI6, le Secret Intelligence Service britannique, à soustraire son fils des tribunaux spéciaux qui jugeaient les collaborateurs. Par un tour de passe-passe, Frans le Hollandais redevient letton et échappe ainsi à la potence.
Entre-temps, Wera est devenu persona non grata. Cette belle femme vit désormais seule, chichement, avec son fils en Allemagne. Mais on ne quitte pas comme cela la maisonnée Münninghoff. "Obsédé par [son] statut d’"héritier du nom" et bien résolu à préserver des aléas de la guerre cette branche de l’arbre généalogique", le Vieux fait venir Alexander aux Pays-Bas en l’enlevant à sa mère. Alexander ne la revoit que dix-huit ans plus tard. La chute est rude. "La pauvreté déforme un être humain, physiquement et mentalement." C’est l’une des plus saisissantes scènes du livre qui n’en manque pourtant pas.
Journaliste renommé aux Pays-Bas, spécialiste de la Russie où il a été correspondant pendant trente ans, Alexander Münninghoff nous immerge dans une histoire inouïe qui se lit comme un feuilleton avec le fracas du XXe siècle en toile de fond. Cette chronique familiale a obtenu le prix Libris, le plus prestigieux en non-fiction aux Pays-Bas où elle a connu un vif succès. Une adaptation au cinéma est déjà prévue. On voit bien ce que cela pourrait donner. Quelque chose entre Les gens de Mogador et Les Soprano. L. L.