Richard Ford : Je ne me suis jamais senti étranger nulle part.

Richard Ford - Photo © Kristina Ford

Richard Ford : Je ne me suis jamais senti étranger nulle part.

Avec Le paradis des fous, où l'on retrouve son héros récurrent Frank Bascombe, Richard Ford livre peut-être l'un de ses romans les plus ambitieux, l'un des plus sombres aussi. Rencontre depuis sa nouvelle maison du Montana avec un homme toujours en colère et un romancier apaisé, pour parler d'écriture, de l'Amérique et de la France.

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Par Propos recueillis par Olivier Mony
Créé le 04.09.2024 à 09h30

Comment ce nouveau roman, Le paradis des fous, est-il né ?

Je crois que depuis 1968, quand j'ai commencé à écrire sans être publié encore, c'est un peu toujours la même inspiration qui me guide. Notamment pour les livres avec Frank Bascombe pour héros. Un mélange de hasard et de nécessité. Pour vous dire la vérité, cette fois-ci, ça a été très simple. J'étais dans un taxi à Washington, D.C. avec un ami et celui-ci m'a dit : « Tu devrais écrire un nouveau Frank Bascombe dont l'action se situerait au moment de la Saint-Valentin. » Je lui ai répondu : « Très bonne idée, j'ai déjà le titre, ce sera Be Mine (titre original ; message traditionnel des cartes de Saint-Valentin, ndlr). » L'origine est donc tout à fait accidentelle. C'est peu après qu'est apparue la question de la maladie de Paul, la maladie de Charcot. Et c'est elle qui a vraiment fait naître le livre, avec cette idée d'un père qui s'occupe de son fils.

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Richard Ford- Photo © DAVID RAE MORRIS

On retrouve donc votre héros récurrent, Frank Bascombe. Qui est-il pour vous, une sorte de projection romanesque de vous-même ?

Rien de tout cela. Frank change, vous savez. Cette fois-ci, bien sûr, il est plus mélancolique, un peu plus triste. J'ai d'ailleurs dû contrebalancer cet aspect sombre avec de l'humour. Sans cela, le livre aurait assurément été un échec. Et pourtant, paradoxalement, même s'il est plus vieux, Frank Bascombe n'a peut-être pas tant changé que cela, ou alors seulement aux yeux du lecteur. Et tenez-vous-le pour dit, je ne suis pas Frank Bascombe (rires) ! Il est beaucoup plus gentil que moi ! En fait, je ne le connais pas puisqu'il n'est pas réel. Il n'a pas d'existence pour moi hors de mes livres. Frank, c'est un champ des possibles, et ça, pour moi, ça reste très excitant.

Le paradis des fous s'apparente à un genre très américain, le road trip...

Je crois que c'est un point de vue très français... C'est peut-être parce que vous, Français, n'avez pas l'impression d'avoir jamais besoin d'aller quelque part... Alors c'est vrai, mes personnages se déplacent. Ça me permet de rêver que quelque chose puisse leur arriver. Quand vous êtes en mouvement, les choses sont nécessairement en train de changer autour de vous. Cela donne quoi qu'il arrive naissance à un futur. Bien sûr, c'est aussi une convention littéraire. Mais dans un espace clos comme une voiture, il y a forcément une interaction, il se passe toujours quelque chose. Est-ce que mes personnages, Frank et Paul, savent où ils vont ? Ils savent au moins qu'ils vont vers la mort de Paul et ils essaient, par le mouvement aussi, de rendre ça acceptable. D'être ainsi plus proches, plus intimes, d'être vraiment entre père et fils. De vivre quand même quelque chose qu'ils n'avaient jamais vécu avant.

Par son ampleur, son questionnement sur l'identité, votre roman paraît relever du fameux Great American Novel (« grand roman américain »), quintessence de la littérature américaine...

Après tout, on pourrait aussi considérer que c'est un « grand roman français » puisque c'est la langue dans laquelle vous pouvez le lire. Quand, très jeune homme, je lisais Flaubert en traduction, je me disais bien que c'était un Great American Novel ! Mais pour en revenir à votre question, bien sûr que c'est un grand livre ! À moins que vous ne préfériez que je me montre plus humble (rires) ?

C'est un grand roman de l'Amérique d'aujourd'hui, « trumpisée » et qui paraît parfois, tout autant que Paul, en phase terminale...

Mais tous les pays vont mourir de toute façon, même la France, vous savez... Après, c'est vrai que les USA sont en grand danger. Les États-Unis sont une agrégation de peuples, ce n'est pas nouveau. La société américaine s'est construite au fil de vagues d'immigration successives. Ce qui est nouveau, c'est l'absolu non-respect des institutions qui permettaient justement aux migrants de s'insérer harmonieusement dans la société américaine. Au fond, le problème central, c'est celui de la différence de revenus, c'est de là que viennent les tensions raciales par exemple. On peut avoir de l'espoir tout de même, c'est pourquoi j'irai voter en novembre prochain, mais c'est vrai que si Donald Trump est élu, cela va devenir vraiment difficile...

Lequel Trump, à l'heure où nous nous parlons, vient d'être victime d'une tentative d'assassinat. Comment y réagissez-vous ?

C'est très américain, cette tentative. Ça arrive tous les jours aux États-Unis. Notre société est gangrenée par les armes. La violence fait partie de notre histoire. Je déteste bien sûr l'idée de cette tentative d'assassinat, mais par ailleurs Donald Trump ne parle que de violence et l'encourage, comme il encourage tous les dictateurs les plus violents de la planète. Pas étonnant dès lors que la violence l'ait en quelque sorte trouvé.

Pensez-vous pour autant que le romancier a un rôle politique à jouer ?

Mes romans sont politiques. Parce que je crois que les romanciers sont peut-être les seuls à pouvoir comprendre certaines choses de l'être humain. Ils ne doivent pour autant prendre place dans le débat public que s'ils en ont envie. La plupart du temps, il n'y a pas de place pour eux au sein de ce débat. Les politiciens veulent toujours des experts, pas des intellectuels. Un jour, un ami m'a dit qu'il aimerait bien que j'écrive quelque chose sur la vie intellectuelle aux USA. Je ne vais pas le faire puisqu'il n'y en a pas...

Vous semblez toujours très attaché au roman, au moins à la fiction. Vous n'avez jamais voulu vous en éloigner ?

Kierkegaard disait quelque chose comme « il est heureux celui qui sait bien faire une chose ». Voilà, je m'en tiens là. Après, la vraie question est moins celle du roman que celle de l'écriture. J'ai un rituel : mon bureau, un stylo (j'écris à la main). J'écris plusieurs fois par jour, je ne procrastine pas. C'est un exquis plaisir de pouvoir me dire, voilà, je le fais, j'écris, maintenant. Je crois que j'aime encore plus ça aujourd'hui qu'avant.

Justement, auriez-vous pu écrire un livre comme  Le paradis des fous il y a seulement quelques années ?

Non, bien sûr que non. Même si mes capacités techniques sont très limitées et l'ont toujours été, et si mes constructions romanesques restent très classiques. Je voudrais savoir élargir l'espace parfois, mais je fais de mon mieux. Tout est affaire de voix, de musique. Les trouver, utiliser une nouvelle musique, c'est ce qui me rend heureux. À la fin, c'est peut-être toujours le même livre, mais en beaucoup plus libre. C'est toujours excitant.

Quels sont vos rapports avec la France, pays que vous connaissez bien ?

J'ai vécu en France, à Paris, rue Froidevaux, dans les années 1995-1997. Je m'y suis senti chez moi parce qu'en fait, j'ai toujours pensé que là où je vivais, c'était chez moi. Je ne me suis jamais senti étranger nulle part. Dans la mesure où j'arrive à me faire comprendre. Et puis j'ai tellement de respect pour la France... C'est une place forte de la littérature et aussi, à travers l'Histoire, une place forte de la littérature américaine ! Ça a donc du sens pour moi d'être en France.

Vous souvenez-vous de votre premier voyage en France ?

Oh oui, c'est assez inoubliable ! C'était en 1986, à Paris, et j'étais avec Raymond Carver. On était surexcités. On logeait dans un hôtel près du jardin du Luxembourg qui s'appelait l'hôtel des Grands Hommes. On passait nos journées à la librairie Village Voice, rue Princesse, qui a hélas disparu. On fréquentait beaucoup sa fondatrice, Odile Hellier. Quand on est arrivés à Paris, Ray et moi, on a presque eu envie d'embrasser le sol... J'étais tellement content d'être à Paris.

Richard Ford
Le paradis des fous
Éditions de l'Olivier
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Josée Kamoun
Tirage: 12 000 ex.
Prix: 24 € ; 384 p.
ISBN: 9782823620887

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