Chaque rentrée littéraire, comme les saisons leurs fruits, apporte sa moisson d'autrices et d'auteurs plus ou moins abondante. Certains noms reviennent annuellement (Amélie Nothomb chez Albin Michel, Alain Mabanckou, cette année chez Robert Laffont) ou du moins régulièrement (Yann Queffélec chez Calmann-Lévy, Yves Ravey aux éditions de Minuit, Grégoire Bouillier chez Flammarion) ; d'autres qui ont fait attendre leurs aficionados sont enfin de retour. Ainsi de Jérôme Ferrari à travers son court et incisif roman Nord sentinelle (Actes Sud) : la Corse toujours... mais cette fois sur un mode tragicomique et en mettant en scène des losers dans une île de Beauté aux prises avec le tourisme.
Ou encore de Joël Egloff qui narre dans Ces féroces soldats (Buchet-Chastel) le destin des « malgré-nous », dont celui de son propre père enrôlé de force dans l'armée du IIIe Reich à la suite de l'annexion de sa Moselle native par l'Allemagne nazie... Parmi les retours très attendus, on guettera encore celui de Gaël Faye chez Grasset qui, à travers une saga sur quatre générations, raconte le Rwanda et le génocide des Tutsis au moyen de sa poésie douce et par le truchement de la quête d'un arbre fétiche du pays des mille collines témoin de l'indicible. Jacaranda est le nom de l'arbre et du nouvel ouvrage de l'auteur-compositeur-interprète lauréat du Goncourt des lycéens en 2016 pour Petit pays. Ou celui de Maud Ventura, autrice d'un autre premier roman phénomène, Mon mari, avec Célèbre à l'Iconoclaste.
Vivante métaphore
Kamel Daoud, qui publiait chez Actes Sud, sort son nouveau roman chez Gallimard. Houris fait entendre une femme sans voix - littéralement, puisque rendue muette par une blessure lors des années de plomb en Algérie. L'héroïne est une métaphore vivante des atrocités d'une guerre civile tue par un régime qui ne cesse de commémorer sa résistance contre le colonisateur français tout en interdisant de mentionner les exactions fratricides des années 1990. Enceinte d'une fille, elle porte aussi l'avenir d'un pays dont elle espère qu'il puisse recouvrer sa libre expression.
De quoi parlons-nous, au juste ?
Mais comme pour les saisons de la mode, l'observateur de la vie littéraire, qu'il soit libraire, bibliothécaire ou critique, cherchera, mutatis mutandis, à dégager les tendances.
La littérature reflète le génie des temps présents, le zeitgeist, qui nous tend un miroir de nous-mêmes en tant qu'époque et société et, par l'art du roman, nous plonge dans les contradictions et les complexités de notre âge. De notre être, nos parts d'ombre, parfois héritées. Mais certaines choses restent des constantes dans les rentrées, les grands thèmes de l'amour, de l'amitié, de la trahison sont sempiternels et la plus grande fabrique de névroses demeure la famille. Raconter ses aïeux, ses parents, sa fratrie trouve chaque rentrée une incarnation livresque. Thibault de Montaigu passé chez Albin Michel s'interroge dans Cœur sur l'héritage d'une destinée héroïque. Angoisse du poids de la vie qu'on donne dans un monde en voie d'extinction, charge ambiguë qu'on porte en tant que mère et femme, Avril Ventura interroge la maternité et la transmission dans La meilleure part d'eux-mêmes (Alma). Féminité, maternité, sexualité... Ces thèmes traversent et relient tel un fil rouge les pages du nouvel Emma Becker chez Albin Michel, Le mal joli.
Dans son roman Vivre à ta lumière (Seuil, 2022), Abdellah Taïa avait fait le portrait de la femme puissante qu'était sa mère ; dans Le bastion des larmes qui paraîtra chez Julliard, il rend grâce à l'ouateuse présence de ses six sœurs dans le Maroc de son enfance. Par le biais d'une construction à double ellipse, alternant les points de vue d'un aîné et d'un cadet et avec un va-et-vient sans doute plus fictionnel entre passé et présent, Écosse et Suisse, Nicolas Garma-Berman signe un deuxième roman, L'épaisseur de l'aube (Belfond), qui tient les promesses stylistiques de son premier, La fille aux plumes de poussière, paru en 2022 chez le même éditeur.
Clémentine Mélois est la malicieuse héritière de la créativité paternelle, et déploie un bel hommage à son père artiste dans un récit plein de bonne humeur excentrique (Gallimard, « L'Arbalète »). Alors c'est bien relate « l'enterrement de pharaon » qu'elle prépare à son paternel sculpteur qui vient de mourir.
D'autres écrivains se saisissent de personnages littéraires et historiques célèbres ou oubliés. Pavese et son suicide à Turin inspirent à Pierre Adrian un roman empreint de l'atmosphère des films d'Antonioni qui avait porté à l'écran Femmes entre elles de l'écrivain italien. Christophe Bigot écrit la toute dernière passion de Marguerite Yourcenar, pour un photographe new-yorkais gay, de 46 ans le cadet de l'autrice des Mémoires d'Hadrien, dans Un autre m'attend ailleurs (La Martinière). Clémence Boulouque, dans Le sentiment des crépuscules (Robert Laffont), mêle les vies de figures historiques (Stefan Zweig, Salvador Dalí, Sigmund Freud...) tout en faisant la chronique de la fin d'un monde rédimée par les facéties de l'artiste surréaliste. Isabelle Pandazopoulos, romancière de fiction pour adolescents, signe un texte sur l'incroyable itinéraire de la benjamine des enfants de Freud, Anna, vilain petit canard et précurseure de la psychanalyse de l'enfance.
Olivier Guez, avec Mesopotamia (Grasset), nous entraîne dans les tribulations de l'archéologue et espionne britannique Gertrude Bell, et dans l'Orient du lendemain de la Première Guerre mondiale. Passant du roman policier à la blanche, Olivier Norek fait revivre la résistance du peuple finlandais face à l'armée soviétique dans Les guerriers de l'hiver (Michel Lafon). Dans La première histoire (Albin Michel), Frédéric Gros, quant à lui, revisite l'aube de notre ère grâce à Théoklïa, jeune patricienne de la colonie romaine d'Iconium, « première prodige de l'histoire chrétienne » qui rompt ses fiançailles pour suivre saint Paul...
Arts de l'histoire
Mais d'histoire il n'en est nulle qui intéresse plus les écrivains que celle qui se déroule sous nos yeux, ou plutôt nous entraîne dans son mouvement. Un goût du romanesque, oserait-on dire à l'ancienne, jamais disparu dans la fiction traduite de l'anglais ni dans la littérature dite de genre vient vivifier la rentrée. Le prouve un premier roman étonnant tant par sa facture que son histoire, Le Juif rouge de Stéphane Giusti chez Seghers, une réinterprétation luxuriante d'un mythe ashkénaze qui fait voyager le lecteur des tranchées de la Roumanie de 1917 aux camps de la mort en Pologne, en passant par les pogroms en Ukraine...
Cette patte romanesque, le lauréat du prix Orange du livre 2020 Guillaume Sire la réaffirme sans ambages avec son sixième roman Les grandes patries étranges (Calmann-Lévy), histoire d'amour impossible entre un jeune garçon hypersensible doué de clairvoyance et une Juive aux oreilles de lutin et au verbe piquant sur fond de Seconde Guerre mondiale...
La société est encore le meilleur matériau littéraire pour maints épigones de Balzac, ambitionnant de peindre une fresque totalisante plutôt que de triturer les replis de leur ego. En écho avec la faillite des partis sociaux-démocrates de par le monde ou leur incapacité à endiguer la vague populiste qui gagne nombre de démocraties libérales, Aurélien -Bellanger, anatomiste de l'état de la France, signe en cette rentrée un livre au titre provocateur (ou est-ce pour déjouer le sort ?), Les derniers jours du Parti socialiste (Seuil). L'auteur de Téléréalité s'empare ici de son sujet de prédilection : la politique. Romancier réaliste ne signifie pas moins romancier ; Bellanger nous gratifie de son talent d'invention fictionnelle et nous fait la politesse de servir une intrigue captivante sur fond d'obsession sécuritaire...
Comptant également parmi la relève réaliste, Abel Quentin, dont Cabane (L'Observatoire) est le troisième roman, signe une fiction climatique autour d'un certain « Rapport 21 » rédigé par quatre chercheurs californiens et commandé dans les années 1970 par un think tank social--démocrate afin d'« analyser les causes et les conséquences à long terme de la croissance sur la démographie et sur l'économie mondiale ». À la manière des Illusions perdues, on voit comment d'aucuns, renonçant à leurs idéaux, abdiquent leur combat pour la planète...
Les stratégies du choc
Nous sommes immortelles, le deuxième roman de Pierre Darkanian chez Anne Carrière, se départit du naturalisme et le dévoie en y instillant un chouïa de fantastique et d'anticipation.
Hors le besoin de témoigner du réel par une veine réaliste, fût-elle parfois magique, voire non dénuée d'humour, il est intéressant de constater en cette rentrée non seulement un retour mais une rupture chez certains écrivains, en l'occurrence écrivaines, d'avec ce à quoi elles nous avaient habitués. Maylis de Kerangal s'était déjà aventurée dans la narration à la première personne dans une des nouvelles du recueil Canoës. Ici dans Jour de ressac (Verticales), et quoique par le biais d'une enquête, elle assume à nouveau cette écriture de l'intime, en évoquant la ville qui la fit - Le Havre.
De même pour Julia Deck, dont les romans chez Minuit étaient des petits bijoux d'intrigue ; dans Ann d'Angleterre à paraître au Seuil, l'autrice de Monument national parle avec à la fois sincérité et pudeur de sa mère anglaise victime d'un accident cérébral. Le choc émotionnel deviendra le point de départ d'une enquête sur cette femme dont la narratrice est si proche, et qui fut durant toute l'enfance de cette dernière si secrète. Cette évolution dans l'écriture correspond-elle à une forme de maturité assumée, une seconde manière dans l'œuvre ? À suivre... En tout cas, à lire sans conteste ! S. R.