Livres Hebdo : La collection « Les audacieuses » aux éditions Les Pérégrines invite une écrivaine à s’emparer de la vie d’une héroïne et à « oser la fiction pour faire jaillir toute l’indocilité de figures féminines inspirantes ». Pourquoi ce choix de Rose Valland ?
Emmanuelle Favier : Cette figure m’est apparue évidente après avoir travaillé sur elle dans mon précédent roman, La part des cendres (Albin Michel, 2022). Rose Valland était attachée de conservation au Jeu de Paume, au moment où les Allemands occupent Paris. Ce musée devient une plaque tournante des œuvres d’art pillées qui sont triées par Herman Goering avant d’être expédiées en Allemagne où elles sont censées alimenter le futur musée d’Hitler. Rose décide de rester et de résister de l’intérieur : c’est elle qui va répertorier clandestinement toutes les œuvres passant par le Jeu de Paume, et qui par son action facilitera la restitution de dizaines de milliers d’œuvres à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Si elle est résistante au sens plein du terme, elle est audacieuse surtout par sa capacité à transgresser un certain nombre de déterminismes. Transgression liée à son genre : elle était bénévole et a mis très longtemps à obtenir, dans un milieu de l’histoire de l’art à son époque dominé par les hommes, le statut de conservatrice et à être rémunérée pour son travail. Transgression liée à son extraction sociale modeste : père maréchal-ferrant mère, femme au foyer qui fait tout pour qu’elle décroche des bourses et fasse des études… Et enfin transgression de mœurs puisqu’elle était homosexuelle, ne s’en cachait pas et vivait en couple avec sa compagne Joyce.
Pourquoi, pour raconter la vie de cette résistante, avoir utilisé le prisme du journal d'une autre femme ?
Parce que je ne suis pas biographe mais fondamentalement romancière, une écrivaine qui cherche des dispositifs littéraires spécifiques. Dans La Part des cendres j’étais allée au bout de ce que je pouvais faire dans la « fictionalisation » de l’existence de Rose. Cela étant dit, il me restait encore beaucoup de matière biographique et autant de zones d’ombre et d’hypothèses. Comme c’est un personnage historique qui m’impressionne beaucoup, l’idée d’inventer me dérangeait, j’ai pensé à ce dispositif du journal intime qui me permettait à travers une femme d’aujourd’hui de raconter tout ce qu’on sait et tout qu’on suppose. De sa vie personnelle on sait fort peu de choses, sa correspondance avec sa compagne a disparu, l’intention de la narratrice de réaliser un documentaire sur Rose ouvrait cette marge de l’imaginaire, et puis le journal intime était une façon d’être plus intime justement même si cette narratrice n’est pas moi. La forme du journal m’a permis de l’inscrire dans le présent : car même s’il s’agit d’une femme actuelle qui enquête sur une femme morte en 1980 – l’année de ma naissance – reste que ce personnage du passé ressurgit avec des interrogations strictement contemporaines…
Parmi lesquelles, notamment, celle de la transmission.
Oui, c’est une notion essentielle, qui s’est dégagée au cours de mes recherches sur Rose Valland et articule ici le passé au présent. D’un côté, sa grande œuvre est la transmission du patrimoine artistique aux générations futures : Rose protège ces chefs d’œuvre de l’art et fait en sorte qu’ils passent à d’autres après elle, c’est une démarche collective et transhistorique ; de l’autre côté, dans sa vie privée, Rose n’a pas de famille et ne transmet rien, cela fait écho à des problématiques féminines très contemporaines.
Les reproches répétés de la mère de la réalisatrice à sa fille sans enfants ne traduisent-ils pas cette injonction à la maternité encore présente dans notre société ?
On est dans l’époque de Sorcières de Mona Chollet qui rappelle que les femmes ont le droit ne pas avoir d’enfants. Comment s’autoriser à être artiste en tant que femme alors que l’identité féminine se définit encore souvent par la maternité ? Je ne dis pas dans ce livre qu’on ne peut pas être créateur et procréateur, ce serait d’une bêtise absolue… Mais si la narratrice est perçue par son entourage comme une féministe pure et dure, elle n’en demeure pas moins une féministe bon teint, bobo, en quelque sorte, traversée par toutes sortes de contradictions que chacune peut porter. Cela m’amusait d’en faire un portrait sans jugement ni réponses toutes faites, à travers une enquête qui devient aussi quête de soi.
Emmanuelle Favier, Le livre de Rose, éditions Les Pérégrines, « Les audacieuses », 302 p., 20 €