Livres Hebdo : Sarah, Susanne et l’écrivain tisse les rapports complexes entre une lectrice, le personnage d’un roman qui est en train de s’écrire, l’auteur de ce même roman… C’est une autofiction ?

Eric Reinhardt : Je dirai que c’est une forme d’autofiction fantasmée. Un jour j’ai reçu un message sur Facebook d’une femme qui venait d’achever la lecture de La chambre des époux, me demandant : « Puis-je vous envoyer un mail ? » Elle vivait une histoire douloureuse et silencieuse qui lui donnait, disait-elle, « l’impression d’être dans un de vos livres. » J’ai accepté et j’ai reçu quelques semaines plus tard un mail de deux pages qui m’a bouleversé. J’ai su que cela allait être mon prochain livre. Comme j’étais encore dans l’écriture de Comédies françaises (Gallimard, 2020), je lui ai répondu que je lui récrirais une fois mon roman en cours achevé. Mais son histoire me travaillait. J’adore, quand j’écris un livre, laisser monter en moi la matière du suivant.

Mais cette matière romanesque qu’est la vie de votre lectrice, vous ne l’avez pas traitée à la manière d’un simple récit, pourquoi ?

Chaque livre que j’ai publié est le résultat de ma tentative d’écrire un roman. Un roman linéaire classique… Ça, je ne sais pas faire, il faut toujours que je passe par quelques bizarreries, toutes sortes d’élaborations. L’âge venant, je me dis toujours : « Enfin tu vas réussir à faire, comme Hemingway ou Giono, quelque chose de limpide et cristallin – un livre de 130 pages, bien net, narré simplement. » Alors que je me le répétais lorsque je réfléchissais à ce que serait Sarah, Susanne et l’écrivain, j’y croyais à moitié. En plus, malgré tout le matériau narratif engrangé depuis des mois, je n’avais pas la flamme, c’était le marasme, j’étais au désespoir. Puis tout à coup l’idée du dialogue entre la lectrice et l’auteur est apparue. Je ne saurai l’expliquer, il y a eu comme un déclic : cette voix s’est faite entendre avec ce personnage de femme et cet écrivain. Et ça s’est embrasé ! Je me suis précipité à mon bureau, pendant un an et deux mois l’élan m’a porté, et j’ai écrit ce livre dans une énergie et une allégresse folles.

Les thèmes, eux, sont récurrents : le couple, l’expérience de la maladie, l’évasion…

Et l’idéal ! La question de l’attente face à la vie était présente dans L’amour et les forêts (Gallimard, 2014). Ici on a affaire à une femme qui ne peut se résoudre à cette existence morne et somnolente dans laquelle son mari se complait très bien – une vie mécanisée, où elle et lui habitent comme séparément sous le même toit depuis des années. Elle, ce qu’elle veut c’est vivre à l’unisson avec cet homme dont elle sent qu’il ne l’aime plus comme autrefois. L’épreuve de son cancer du sein lui a ouvert les yeux, elle va louer une maison, d’où elle regarde sa famille par la fenêtre et tente de réfléchir à sa situation et réveiller son couple. Associée d’une agence d’architecture ou généalogiste mariée à un avocat fiscaliste… Sarah, Susanne sont des femmes qui appartiennent à la classe moyenne supérieure, matériellement confortables, que d’aucuns pourraient mépriser pour leur rêve d’amour démesuré. J’admire ce refus de la médiocrité, quelque part ce sont des esthètes. Et sans aller jusqu’à dire qu’elle voudrait que sa vie soit une œuvre d’art, si ma lectrice originelle a contacté un écrivain, ce n’était pas un hasard, je pense qu’elle n’était pas contre que sa propre histoire se double d’une œuvre de fiction.

Que vous vous soyez mis en scène vous permet-il pas en fait de déployer une réflexion sur l’art du roman ?

Pendant les six mois de marasme que j’ai évoqués, j’aurais pu m’obliger à m’asseoir à ma table et à pondre une histoire honorable qu’on aurait publiée. Mais je suis incapable de fabriquer, je ne peux me mettre au travail que si je vais écrire un chef d’œuvre (cela ne veut pas dire que j’y parviens), ce que je veux dire : seule l’ambition littéraire m’anime. La forme doit nécessairement s’imposer : je ne peux pas raconter d’histoire sans élaborer en même temps une forme.

Éric Reinhardt, Sarah, Susanne et l’écrivain, Gallimard, 430 p. 22 €

L'adaptation de L'Amour et les Forêts, co-écrit et réalisé par Valérie Donzelli, est toujours à l'affiche au cinéma