9novembre 1989, des manifestations à Berlin-Est aboutissent à la chute du Mur. L’ordre communiste s’écroule, Thomas Piketty a 18 ans. L’économiste se définit aujourd’hui encore comme « un enfant de la chute du Mur de Berlin ». Il appartient à cette génération qui n’a « aucune nostalgie du soviétisme » et pour laquelle la question de l’alternative entre capitalisme et communisme ne se pose même pas. « Le problème s’est déplacé », explique-t-il. «La social-démocratie s’est longtemps vécue comme un compromis honteux, un modèle faiblard en termes d’égalité par rapport au modèle communiste. La nouvelle donne l’oblige à repenser l’Etat-providence. » Evanouie l’utopie révolutionnaire, quid de l’idéal d’une société juste ? Revient sur le tapis la question de l’argent, des richesses - leur production, leur accumulation, leur répartition… -, bref, le bon vieux concept de capital. Aussi le dernier livre de Thomas Piketty s’intitule-t-il Le capital au XXIe siècle, tout simplement. Un projet ambitieux : quelque 950 pages avec une introduction historique, un récapitulatif de notions de base, des analyses comme de la prospective car il s’agit bien ici de « tenter de dresser les contours de ce que pourrait être un Etat social adapté au siècle qui s’ouvre. »
« Le point le plus important du livre, insiste Thomas Piketty, c’est que la nature du capital s’est transformée, mais les mécanismes profonds faisant qu’on a tel ou tel niveau d’inégalité ou de structure sociale ont évolué beaucoup moins que ce qu’on imagine et le fait qu’on ait remplacé la terre par les actions ne change pas grand-chose. » La fiscalité est au cœur du travail de l’auteur des Hauts revenus en France (Grasset, 2001)… Sa thèse portait déjà sur la redistribution des richesses.
Né à Clichy en 1971 dans une famille de soixante-huitards retournés vivre en province, et où personne n’avait fait d’études, Thomas Piketty est aussi le fruit de la méritocratie républicaine. Il excelle dans les matières scientifiques même s’il préfère de loin le français et l’histoire. « D’un milieu où il n’y avait pas de livres », sa voie semble tracée : ça sera Maths sup, Maths spé. Le matheux malgré lui intègre l’Ecole normale supérieure à 18 ans ! Là, il se convertit à l’économie tout en préservant son goût pour l’histoire et les lettres. Cette fibre-là se ressent à travers une plume fluide. Tout ouvrage d’économie qu’il est, Le capital au XXIe siècle ne contient que « des rudiments d’équations » et est émaillé de références à Balzac ou à Jane Austen.
Etiqueté « à gauche ».
Très vite repéré, le Wunderkind de l’économie est recruté à 22 ans par le prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT) de Boston, lui qui n’avait jamais pris l’avion auparavant… Il y passe trois ans. Même s’il a adoré et adore toujours l’Amérique où il se rend régulièrement, le « Frenchy » est choqué par le mépris des confrères économistes pour les autres facultés et leur « passion infantile pour les mathématiques ». « L’économie se donne des airs de scientificité afin de se distinguer, pour l’essentiel c’est quand même une imposture. Elle devrait, au contraire, se rapprocher de l’histoire et des autres sciences sociales. » De retour au pays de Braudel et de Lévi-Strauss, Piketty rejoint le CNRS, puis l’EHESS et l’Ecole d’économie de Paris, alias Paris School of Economics (PSE), dont il assumera trois ans la direction au moment de sa création en 2007.Chroniqueur à Libération, un temps sollicité par le PS pour une profonde réforme de l’impôt qui n’aura pas lieu… Ce champion de la révolution fiscale (fusion impôt sur le revenu et CSG, avec prélèvement à la source) est certes étiqueté « à gauche ». Mais étudier le « temps long » permet de prendre du champ. A tous ceux qui croient que l’impôt en France est confiscatoire, Piketty rappelle que, entre 1930 à 1980, le taux supérieur de l’impôt chez l’Oncle Sam est en moyenne de 82 %, avec un pic sous Roosevelt à 91 %. Quant à l’Angleterre, elle est allée jusqu’à taxer à 98 % ! Comment l’expliquer ? L’élite républicaine, assise sur les lauriers de la Révolution de 1789, a longtemps cru que les inégalités de fortunes se résorberaient par la seule égalité des droits… Pas une semaine ne se passe pourtant sans qu’on nous annonce dans la presse que les patrimoines ont progressé de 10 % ou 12 %, alors que les salaires stagnent à 0 % ou 1 %. S’agit-il de taxer à 75 % ? Guère efficace. « Les impôts inventés au XXe siècle ne suffisent plus à vraiment réguler l’égalité et la dynamique de la répartition des richesses au XXIe siècle. » Il y a quelque chose de pourri dans le royaume du grisbi… Même avec une concurrence pure et parfaite, Liliane Bettencourt, héritière de L’Oréal, peut gagner autant que Bill Gates, le créateur de Microsoft, sans avoir jamais travaillé de sa vie ! L’outil préconisé par Piketty : « Un impôt progressif sur le capital et non plus sur le revenu. » sean james rose
Le capital au XXIe siècle, Thomas Piketty, Seuil, 980 p., ISBN : 978-2-02-108228-9. Sortie : 5 septembre.