« C’était une soirée apparemment banale du mois d’août de mes vingt ans. Je traînais à la maison, irritée par la chaleur. Ma mère a répondu au téléphone, son visage a instantanément changé d’expression. » À peine entrée dans l'âge adulte, Lucia est confrontée à un drame qui la marque durablement. Quand, trente ans plus tard, sa fille Amanda revient vivre chez elle après que l'université où elle étudie a fermé ses portes à cause de la pandémie de Covid-19, le souvenir de ce traumatisme revient la hanter. Car Amanda a changé. Elle-même victime d'un mal sur lequel Lucia ne parvient à mettre des mots, elle ne se lève plus, ne se lave plus, fuit toute conversation et semble avoir perdu le goût de vivre.
Dédié « à toutes les survivantes », L'Âge fragile (Albin Michel) est inspiré d'un meurtre ayant endeuillé, dans les années 1990, l'Italie rurale des Abruzzes. Une double féminicide dont Lucia, la narratrice du roman, est témoin, et qui se rappelle à elle quand se pose la question de vendre un terrain proche des lieux du drame. Un terrain que son père lui a légué, dont elle ne voulait pas. Un terrain sur lequel était construit le camping dans lequel séjournaient les deux victimes.
Une chronique familiale sur trois générations
À l'arrière des sanitaires, des inscriptions à la peinture rouge sont toujours visibles trente ans après leur disparition : « D’un côté : TUEZ-LE, et de l’autre, sur deux lignes : VIRGINIA ET TANIA VIVANTES POUR TOUJOURS. » « C’est quoi, ces phrases ? demande Amanda à sa mère en les découvrant. Ça s’est passé il y a très longtemps, tu n’étais pas encore née. Un crime », lui répond celle qui n'a jamais oublié la terreur de sa meilleure amie de l'époque, Doralice, la seule des trois jeunes femmes à avoir survécu, ni la culpabilité de n'avoir su trouver les mots pour l'aider à se reconstruire. Quand le téléphone avait sonné chez les parents de Lucia ce soir d'août, Osvaldo, le père de Doralice, était à l'autre bout du fil pour signaler la disparition de sa fille.
Si certains de ses chapitres sont dignes d'un excellent thriller, le roman de Donatella di Pietrantonio s'apparente également à une chronique familiale sur trois générations, qui interroge la place des femmes dans la société italienne. Demeurée aux côtés de son père et de son ombre « chaude et tyrannique », Lucia voit son rêve de quitter son village natal réalisé par sa fille, partie étudier à Milan. Mais à la ville comme dans les massifs reculés des Abruzzes, les femmes n'en demeurent pas moins vulnérables, comme l'histoire d'Amanda le prouve.
Un grand roman populaire
Face aux dangers qui menacent et tuent ses héroïnes, le récit pose la question de la responsabilité collective, des manquements d'une communauté repliée sur elle-même et tentée de légitimer le drame qui la touche par l'âpreté du territoire sur lequel il s'est déroulé.
Mais comme l'écrit l'autrice, « les endroits ne sont pas coupables. En quoi le Dente del Lupo serait-il responsable des coups de feu de l’époque, du sang qui a coulé dans le sous-bois ? […] Désormais, il n’y a plus aucune molécule de ce sang dans la terre, à la racine des plantes. Presque trente ans ont passé. Tout s’est évaporé, transformé, décomposé. La nature oublie, elle aussi. Elle repousse sur les tragédies et les désastres. »
Naviguant entre deux époques, des années 1990 au début des années 2020, Donatella di Pietrantonio dénonce la permanence d'une violence s'exerçant sur le corps des femmes. Touchant des lecteurs de différentes générations, comme en témoigne la double attribution des prix Strega et Strega Giovani (équivalents des Goncourt et Goncourt des lycéens), ce grand roman populaire explore les liens unissant les hommes aux lieux qu'ils habitent et aux histoires qui les hantent.