"Ne remets pas à demain ce que tu peux faire après-demain." Le mot d’Alphonse Allais a été érigé en maxime de vie pour Don et Betty. Tous les soirs, chacun a beaucoup mieux à faire que de s’atteler à ses travaux respectifs : celle-ci à sa thèse et celui-là à son roman. Il faut dire qu’ils ont un boulot à côté : ils sont profs. Après correction des copies, ils regardent la dernière saison des Soprano. Ils sont tout bonnement accros aux séries télé américaines. Don Dechine ne s’appelle d’ailleurs pas Don, mais Don, ça sonnait mieux avec Dechine, pensait Betty au début de leur rencontre il y a sept ans, laquelle Betty ne se prénomme pas non plus Betty en vrai. Don et Betty, c’est rapport au mythique couple Draper dans Mad men. Parfois ils éteignent quand même le poste et se mettent à lire des heures d’affilée. Ils sont en vérité aussi mordus de livres. Don l’est tellement que son chef-d’œuvre, c’est pour maintenant ! Ou presque. Faute de roman, il se contente de commettre des critiques dans une revue. C’est que, des PV qu’on ramasse dès qu’on s’est garé aux problèmes de salle de bains en passant par l’ingérence d’un voisin intrusif particulièrement influent dans la copropriété, les vicissitudes du quotidien entravent l’ambition littéraire. A ces vicissitudes s’ajoute le coût de la vie en centre-ville pour un ménage de la classe moyenne en voie de déclassement. Vendre et s’installer à la campagne pour enfin écrire tranquille, ça aussi détourne de l’écriture… Mais le pire pour Don Dechine, c’est ce qui est apparu un beau matin dans son œil : un cloporte ! Lui qui y voyait si clair même dans le noir a la vue qui se trouble. Aveugle comme Borges ? La maladie de Fuchs n’arrêtera pas Don dans son ascension du Parnasse romanesque. L’imbroglio immobilier pour la vente de l’appartement se double ainsi du brouillard visuel/existentiel du narrateur.
Depuis son tout premier roman, Métaphysique du chien (Buchet Chastel, 2002), où un jeune en mal d’adaptation choisissait de vivre dans un cagibi tel un nouveau Diogène version canine, Philippe Ségur a le burlesque caustique. Il fait ici basculer la banalité du réel dans un genre picaresque proprement kafkaïen.
Sean J. Rose