Il y a fort à parier que les années à venir vont voir la thématique du savoir monter en puissance pour englober finalement celle de l’éducation et de la culture et donner, par la même occasion, une nouvelle légitimité aux bibliothèques publiques. Pourquoi une tel changement ? Parce que – c’est désormais un poncif – nous sommes véritablement entrés dans une société où la connaissance devient l’ingrédient de base de n’importe quelle activité, fut-elle la plus « manuelle » et la plus quotidienne - et ce tout au long de la vie. Mais, l’éducation nationale, conçue d’abord comme une transmission verticale de savoirs stables, exclusivement destinés à la formation première des individus, peine à prendre en compte ce nouveau contexte où les connaissances évoluent sans cesse, où leur appropriation prend des formes de plus en plus transversales et participatives, où l’existence de chacun d’entre nous est appelée à dépendre de notre capacité à évoluer avec un environnement en perpétuel changement. A contrario, la sphère culturelle semble capable de proposer un rapport au savoir plus global et plus largement partageable en donnant une place importante à la sensibilité, à l’expérience directe, à la convivialité. Elle court, cependant, le risque de sombrer dans un pur consumérisme à courte vue et d’être annexée par un événementiel propice à tous les clientélismes ou instrumentalisée dans les parcs à thème du patrimoine culturel. Nous sommes donc ici, comme dans bien d’autres domaines, parvenus à un tournant. L’opportunité se présente de favoriser dans l’ordre de l’éducation et de la culture une convergence semblable à celle que connaissent les technologies de l’information (et que celles-ci, d’ailleurs, peuvent favoriser). En quoi cette convergence devra-t-elle consister ? D’abord, sans doute, dans un mixage novateur entre les méthodes de l’enseignement et les nouvelles formes de médiation culturelles. Ensuite, dans un accès le plus aisé et le plus large possible aux contenus, quelles que soient leurs formes. Enfin et surtout, dans la possibilité que chacun aura d’exprimer et de faire partager sa propre expérience. Une telle convergence devra, en somme, permettre à chacun de devenir acteur, et non plus seulement consommateur, du savoir. Il n’est pas dit, cependant, que le développement harmonieux d’une société du savoir se fassent spontanément, sous l’effet d’une main invisible, indépendamment de toute régulation politique. Certes, l’industrialisation et la mondialisation de l’information ont permis d’abaisser considérablement les coûts de celle-ci et d’en élargir l’accès bien plus rapidement sans doute et avec finalement moins d’a priori sociétaux que n’importe quelle politique éducative ou culturelle. Mais, elles ont engendré, en contrepartie, une tendance générale au relativisme, laissé souvent à la seule organisation du marketing. C’est pourquoi il devient urgent de penser politiquement le champ du savoir. Non pas simplement par le biais de l’école, réduite à sa fonction de sélection professionnelle, ou par celui de la culture, vouée au divertissement des masses, mais par une approche globale considérant ce nouveau champ dans toute son extension, comme un continuum qui imprègne et exprime notre vie commune. Des siècles durant, le livre aura été un vecteur essentiel de la convergence et du partage des savoirs. En effet, qui mieux que lui aura facilité la circulation des connaissances et des sensibilités au-delà des limites géographiques, sociales ou générationnelles, en jouant de tous les registres, du plus savant au plus ludique ? Qui plus que lui aura favorisé une appropriation personnelle et autonome des connaissances, largement dégagée des injonctions de la distinction sociale ? Et, de même, quelle institution plus que la bibliothèque publique aura donné un espace de liberté à cette autonomie de la pensée personnelle ? Certes, aujourd’hui, le livre se trouve techniquement dépassé par Internet, mais son message de liberté demeure plus vivace que jamais et lui-même reste, pour longtemps encore, un outil pratiquement indispensable et symboliquement très fort. Quant aux bibliothèques, ne deviennent-elles pas progressivement de véritables maisons du savoir « au coin de la rue » (pour reprendre une expression de mon collègue Domique Arot), à la fois proches des gens et ouvertes au monde, studieuses et bourdonnantes d’activités variées, propices à la solitude et hyper-socialisées ? Fortes de leur public et de leur pratique éprouvée de la médiation, elles ont la chance de pouvoir jouer, beaucoup mieux que d’autres, ce rôle de passeur dont la société aura besoin pour faire du savoir le moteur du lien social. C’est pourquoi une politique du savoir devra donner une place centrale aux bibliothèques publiques. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il faille redonner vie au fameux serpent de mer de la loi sur les bibliothèques. En traitant ces institutions à part, une telle loi irait à contre-courant de la convergence des genres et des pratiques qui caractérise l’évolution culturelle et cognitive de la société. Dans un univers où l’éducation et la culture sont fractalisées, où chaque institution (musée, théâtre, opéra, université, …) reproduit à son niveau toute la gamme des activités possibles (expositions, lectures, spectacles, ateliers pédagogiques, sites web,…), sur fond d’une compétition généralisée, il devient nécessaire de penser cette nouvelle réalité du savoir en termes globaux et transversaux. Par exemple, à l’échelle d’une ville ou d’une agglomération, il s’agira pour le pouvoir politique de favoriser la mise en œuvre d’une offre globale de savoir et non plus seulement d’entrer lui-même dans la compétition en empilant les structures culturelles. Son objectif ne pourra pas être, évidemment, d’encadrer cette offre et encore moins de se substituer aux opérateurs. Il sera plutôt de favoriser la mise en réseaux de ceux-ci et l’implication des usagers dans ces réseaux. Son rôle sera d’agir avant tout sur l’interconnexion des pratiques, de lui offrir une infrastructure. C’est pourquoi une politique ambitieuse de lecture publique qui s’appuiera sur le réseau des bibliothèques comme sur autant d’interfaces s’imposera.