Dans son roman C’est fort la France ! (Gallimard, 2013), Paule Constant évoquait la férocité du monde colonial à travers un drame médical, résurgence du passé de son père médecin-chef militaire au Cameroun. L’historien des sciences Guillaume Lachenal (université Paris Diderot) nous replonge dans les faits réels, autour d’un médicament, la lomidine, censée prévenir les dangers de la maladie du sommeil.
Cette affection inquiétait les colons dans les années 1950, moins par les ravages qu’elle faisait qu’à cause de la baisse de productivité des Africains. La mesure fut donc autant prophylactique qu’économique. Plus de 800 000 personnes (seulement des Noirs…) seront traitées jusqu’en 1952 en Afrique occidentale française (AOF), provoquant des décès ou des gangrènes gazeuses sur des centaines de malades qu’il fallut amputer. Puis les ravages de la "lomidisation" furent oubliés.
C’est ainsi que ce médicament médiocre échouera même à faire scandale. Cette thèse, traitée comme une enquête policière qui a duré dix ans, a des parfums de John le Carré. Guillaume Lachenal explore les rapports entre médecine et colonialisme, la méthode de l’hygiène de masse au service de la "médecine de la race". Les colonies deviennent pour l’industrie pharmaceutique des "laboratoires grandeur nature" où l’on expérimente à peu de frais.
C’est aussi un essai sur l’empire de la bêtise qui finit par capter l’aventure scientifique. Evidemment, en lisant ces pages, on ne peut que songer à la tragédie du virus Ebola. Guillaume Lachenal révèle que dans les années 1980, la lomidine trouva une seconde vie dans la lutte contre le sida qui ravageait l’Afrique. Mais le médicament était vendu 100 dollars le flacon…
Laurent Lemire