Livres Hebdo : Le club des enfants perdus (P.O.L.) de Rebecca Lighieri (pseudonyme d'Emmanuelle Bayamack-Tam), en lice pour le prix Goncourt des lycéens, est accusé par plusieurs associations d’extrême droite d’être pornographique, ainsi que de faire l’apologie de l’inceste et du suicide. Que leur répondez-vous ?
Philippe Claudel : Je n’ai pas à répondre directement à ces associations, à qui cette polémique offre par ailleurs une publicité incroyable. Je me contenterai de rappeler que l’Académie Goncourt établit sa liste en toute indépendance, intégrité et honnêteté, sur la base de ses nombreuses lectures effectuées de mai à septembre. En établissant la première liste du prix Goncourt, à aucun moment nous ne nous posons la question de savoir si un livre pressenti pourrait heurter, plaire, déplaire, charmer ou révulser les jeunes lecteurs du prix Goncourt des lycéens. Car je rappelle que le prix Goncourt des lycéens est une émanation du prix Goncourt, et non l’inverse. Il serait extrêmement dommageable que nous ayons à penser au jeune public en établissant notre première liste.
L’argument qui revient le plus souvent est l’inadéquation entre certains passages et la jeunesse des lycéens…
Il ne faut pas oublier que les professeurs s’engagent dans l’aventure du prix Goncourt des lycéens avec une classe qu’ils connaissent. C’est à eux qu’il appartient de juger si leurs élèves ont le cœur, la maturité ou l’âge de lire tel ou tel livre de la sélection. J’ai moi-même, pendant longtemps, été professeur et même si je n’ai pas participé au Goncourt des lycéens comme enseignant, je peux vous dire qu’un professeur est en contact quotidien avec sa classe, qu’il en connaît les capacités de lecture et son degré de maturité. J’ajoute qu’il n’est jamais obligatoire de lire la quinzaine de livres de la sélection, ce qui serait de toute façon compliqué en deux mois. Ce sont les professeurs qui orientent vers une sélection de livres après avoir échangé avec leurs élèves. Enfin, je rappelle que chacun a le droit fondamental d’arrêter sa lecture quand il le souhaite. Si un livre choque, irrite ou ennuie, il suffit de le refermer. On voudrait faire croire qu’il y a une injonction à la lecture de tous les titres de la sélection, mais ce n’est pas le cas.
Le livre de Rebecca Lighieri a-t-il été beaucoup choisi par les professeurs ?
Je ne sais pas. En revanche, Rebecca Lighieri a participé à plusieurs des rencontres qui se déroulent un peu partout en France, et regroupent des milliers de lycéens en présence de certains auteurs sélectionnés, et nous n’avons relevé aucun incident. Quand on regarde l’historique du Goncourt des lycéens, on s’aperçoit que beaucoup de livres étaient déjà « urticants », comme ceux de Michel Houellebecq, régulièrement sélectionnés, ou plus récemment, Le voyage dans l’est de Christine Angot en 2021, avant qu’elle rejoigne l’Académie, et il n’y a jamais eu de problème majeur. Dernièrement, il y a bien sûr l’exemple de Triste tigre de Neige Sinno, couronné l’an dernier du prix Goncourt des lycéens et qui aborde l’inceste.
En plébiscitant Neige Sinno l’an dernier, les lycéens ont-ils montré leur intérêt pour les sujets les plus difficiles ?
Aujourd’hui, les jeunes sont bombardés d’informations sur leurs écrans, leurs tablettes, sur les ondes, bien plus que ne l’ont été les générations précédentes. Je ne sais pas si cela les rend plus solides ou plus fragiles par rapport aux questions de société, mais je pense qu’ils continuent d’avoir besoin de l’accompagnement des adultes. On ne confronte jamais les ados tout seuls face à un livre ; c’est le rôle du professeur, mais aussi des parents d’accompagner vers la lecture, de dialoguer, d’expliquer. Le prix Goncourt des lycéens est autant un exercice de lecture que de parole autour de la lecture. Enfin, je conclurai en disant que je n’ai pas entendu ces voix qui dénoncent le livre de Rebecca Lighieri s’élever contre les livres de dark romance ou de new romance. Ces livres très majoritairement écrits par des jeunes femmes proposent des histoires qui mettent souvent en scène des violeurs manipulateurs et prédateurs avec des scènes de pornographie extrêmement soutenue. Et ils sont lus par de très jeunes gens.