Comment avez-vous découvert Stephen Crane ?
Paul Auster : J'ai découvert L'insigne rouge du courage quand j'étais écolier. Ce texte né du désespoir ne m'a jamais quitté. Crane est une étoile filante d'une rare précocité. Son œuvre n'a pas vieilli. Comme Stephen Crane, je suis né à Newark. Il n'y a pas plus de librairies ici qu'ailleurs, c'est juste un heureux hasard [rires].
Vous avez dit un jour que, quand vous lisiez la biographie d'un artiste, vous étiez attiré par son enfance. En quoi celle de Crane a déterminé le reste de sa vie ?
Brillant, il savait lire dès l'âge de 4 ans, mais la perte de son père, à 8 ans, a été dévastatrice. À partir de là, ce garçon issu d'une famille très croyante a perdu la foi. Il s'est transformé en bad boy rebelle et empathique. Fasciné par la guerre, il la percevait comme le test ultime de la nature humaine.
Chez l'un comme chez l'autre, la vocation littéraire est née très tôt. Comment s'est-elle imposée à vous ?
Les parents de Crane étaient très littéraires, alors que les miens n'avaient guère fait de cursus universitaire. Aimant la lecture, j'ai commencé par écrire des petits poèmes et des histoires sans intérêt vers 9 ans. Écrire ce qu'on ressent revient à être plus connecté au monde. N'est-ce pas excitant de sortir de soi pour aller à sa rencontre ? Crane semble né avec ce don. Il écrivait comme si sa vie en dépendait.
Vous l'avez découvert à 15 ans. Comment avez-vous eu l'idée d'écrire sur lui aujourd'hui ?
Il fait indéniablement partie de mes premières influences, avec Hemingway. Crane et lui s'admiraient d'ailleurs mutuellement. Après mon dernier roman, j'étais si épuisé que je n'avais pas envie de me relancer dans la fiction. En relisant Crane cinquante ans plus tard, j'ai à nouveau été impressionné par son originalité et sa force. L'idée m'est venue de faire un petit livre sur lui, mais en me plongeant dans sa vie tumultueuse et sa personnalité complexe, je me suis senti possédé. Crane était régulièrement à court d'argent. Cora (sa compagne, ndr), son double, remarquable elle aussi, n'a pas pu le sauver. Malgré sa vie et son travail extraordinaire, Crane s'est éteint à seulement 28 ans. La plupart des écrivains commencent à peine à cet âge-là. Dire que son œuvre n'avait jamais été analysée !
Jadis, vous traduisiez Breton ou Mallarmé. Voici cette fois le visage et l'œuvre de Stephen Crane. Pourquoi transmettre d'autres voix ?
J'ai un véritable lien fraternel avec Crane. Ezra Pound disait qu'« il faut traduire les autres pour devenir écrivain ». Mon oncle était le seul diplômé de la famille. Ce wunderkind était poète, écrivain et traducteur. Réputé pour ses traductions poétiques, il était l'une des voix de Virgile, Dante, Homère ou Ovide. Ce mentor, installé en Italie, m'a inspiré et m'a encouragé à suivre sa voie. Il m'a ouvert des portes incroyables.
Tout comme Crane, vous vous êtes souvent senti un outsider. Pourquoi, comme vous l'écrivez, cette position transforme-t-elle les gens en artistes ?
Même si je semble être un enfant de l'Amérique classique, aimant le baseball ou les films de cow-boys, je n'ai jamais été perçu comme « un vrai Américain ». Être juif m'a donné un statut différent. En étant à la marge, on voit les choses autrement. Telle est la condition pour devenir artiste. Stephen Crane a l'air d'un insider, puisque sa famille fait partie des fondateurs du pays, or je suis persuadé que tous les écrivains ont un exil intérieur.
Cette biographie se nomme Burning boy. Par quoi est-ce que Crane a été brûlé ?
Par la passion qui l'animait et par sa quête de vérité. Il est le premier auteur américain de cette époque à nous offrir un autre regard sur le monde. Crane a vécu dans tant de lieux et de cultures que c'en est vivifiant. La différence entre les classes sociales l'intriguait. S'il était attiré par celles d'en bas, c'est parce qu'il était sûr que la vérité se situait là. Cela prouve une fois de plus qu'il s'agit d'une personnalité plastique, parfaitement malléable.
Malgré cela, pourquoi estimez-vous que « son pays c'est l'Amérique » ?
Parce qu'il a grandi ici et que c'est surtout sa terre natale qui l'inspire dans ses écrits. Il était d'ailleurs fier de ses ancêtres pionniers. Ce qu'il décrit n'a pas changé depuis son époque. En dépit des différences du point de vue de la culture et de l'information de masse, les problèmes socio-économiques semblent se répéter. Crane détaille parfaitement ce fossé grandissant entre riches et pauvres. Quant à la guerre, il saisit son côté universel, si ancré chez l'être humain. Il décrit New York comme personne, tout en s'intéressant aux invisibles. Il y a une telle énergie dans sa vie et sa personnalité ! J'ai écrit ce livre sous le règne de Trump, un personnage grotesque qui est toujours là. Ses suiveurs me semblent si dangereux que j'ignore ce que l'avenir de ce pays nous réserve. Je préfère ne pas y songer...
Vous écrivez : « Quelque chose rongeait Crane, il semblait courtiser la mort. » À travers lui, révélez-vous vos sombres côtés ?
Stephen Crane a senti dans son corps qu'il allait mourir jeune. Se sachant maudit, il avait un côté inconscient, suscitant sa prise de risques ou ses addictions. Il me semble retrouver en lui quelque chose de moi... Je ne suis pas suicidaire, même si je passe par des périodes dépressives, voire désespérées. Si on ne traverse pas ces états d'âme, on n'est pas humain. Parfois, je peux gravir une montagne et écrire six cents pages, puis d'un coup, l'existence n'a plus de sens. Crane flirte indéniablement avec les abîmes. Il en va de même dans mon œuvre...
Dans la vie de Crane, il y a également une part amoureuse en la personne de Cora...
Crane et Cora étaient faits l'un pour l'autre. Aussi audacieuse que lui, cette femme incroyable détonnait par la liberté de ses pensées et ses actes. Passionnée mais instable, elle adorait son mari. Cora n'était pas une beauté, mais elle possédait quelque chose de magnétique. Cette âme profonde est morte jeune elle aussi, à 42 ans.
Crane ressemblait à une « étoile filante » morte en plein vol. Pourquoi saisir sa jeunesse alors que vous vous acheminez vers la vieillesse ?
Je n'y avais pas explicitement pensé, mais à travers cette biographie, j'exprime mon admiration pour un jeune auteur. À 74 ans, je suis vieux alors que je me sens si jeune dans ma tête. J'aspire encore à écrire, or il ne me reste plus beaucoup de temps. Mon prochain livre a été réalisé avec mon beau-fils photographe. Nous abordons l'histoire de la violence, liée aux armes à feu, aux États-Unis. Il y a tant de peur dans ce pays...
Dans l'une de ses lettres, Crane avoue qu'il apprend tous les jours, qu'il est « lentement en train de devenir un homme. » Et vous ?
Je ne me considère toujours pas comme un Homme. Il me semble plus nécessaire de devenir un homme meilleur tous les jours. Ce pays s'avère si pauvre et cruel que je m'efforce d'être généreux. Et j'espère surtout devenir un meilleur écrivain. Ma chance : mon mariage solide avec une écrivaine remarquable, Siri Hustvedt. Cet être lumineux me maintient sur pieds lorsque je m'abîme dans mes déprimes.
Burning Boy. Vie et œuvre de Stephen Crane Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne-Laure Tissut
Actes Sud
Tirage: 26 000 ex.
Prix: 28 € ; 1 008 p.
ISBN: 9782330155438