En mai 1946, paraissait aux éditions du Point du jour, la petite maison indépendante de René Bertelé (1908-1973), un livre qui allait marquer l’histoire de la poésie : Paroles de Jacques Prévert (1900-1977). Après deux ans d’effort de l’éditeur, qui était allé chercher les textes épars publiés en revues par l’auteur depuis 1930, avait ordonné le recueil et même obtenu de Prévert, lequel "ne voulai[t] pas publier de poèmes", se méfiait de tout intellectualisme et a toujours eu beaucoup de mal à se mettre au travail, quelques inédits. Succès immédiat. Les rééditions s’enchaînent, augmentées, et la couverture d’origine, une photo de graffiti signée Brassaï, cède la place à la fameuse couverture avec les mentions écrites de la main de Prévert. Bertelé était un touche-à-tout doté d’un goût très sûr : son autre grand homme était Henri Michaux, dont il publie en même temps Apparitions et à qui il consacrera un essai fondateur dans "Poètes d’aujourd’hui", chez Pierre Seghers. Il éditera aussi Queneau, Guillevic, Tzara…
Mais, en dépit de ce coup de maître, la situation du Point du jour est très fragile. L’après-guerre n’est pas gai, Bertelé pas riche, et son auteur extrêmement gourmand ! Ce Prévert, que l’imagerie d’Epinal dépeint comme un doux rêveur, détaché des contingences matérielles, était en fait une "pompe à phynances", un puits sans fond, harcelant sans relâche ses éditeurs. La part principale de leur correspondance concerne des problèmes d’à-valoir, de nouvelles éditions, de droits.
C’est pourquoi Bertelé, dès 1947, essaie de trouver des solutions. Après Florence Gould (mais trop alcoolique, "noire", pour qu’il puisse compter sur elle), on lui présente Gaston et Claude Gallimard. Jean Paulhan joue les bons offices. Et, en 1949, un accord est conclu : Le Point du jour devient une collection de la NRF, dirigée par son fondateur, lequel est rémunéré au pourcentage. L’association durera jusqu’à la mort de Bertelé, qui y publiera toute l’œuvre de Prévert. Mais son calvaire consenti a continué. Il a voué sa vie, s’est épuisé au service de "son" poète, suscitant et lui arrachant littéralement ses livres (Spectacle, Histoires, Fatras…), négociant pied à pied avec Gallimard. Il est aussi le premier à avoir pris au sérieux les "montages" (collages) de Prévert.
Ce livre passionnant (qu’on aurait toutefois souhaité plus pédagogique) raconte cette folle histoire, nous plonge dans les coulisses de la littérature, et rend un juste hommage à Bertelé : Paroles s’est vendu en France, depuis 1946 et toutes éditions confondues, à 3,3 millions d’exemplaires. Jean-Claude Perrier