Aussi loin que sa machine littéraire à remonter le temps le lui permette, Antoine Silber s’est fait un devoir personnel de reconstituer la généalogie des membres de sa famille, les Silberfeld - on aimerait d’ailleurs savoir quand et pourquoi il a perdu son "feld" -, des hommes d’exception, des galuth, ashkénazes "élus" natifs de Podgorze, faubourg de Cracovie, Pologne, et leurs épouses, plus effacées mais souvent admirables. Juifs, certes, mais ni très pieux ni sionistes, plutôt socialistes, et obsédés avant tout par une idée: s’assimiler. "Descendre de ces hommes-là, au fond, m’obligeait", confie Silber. Eizik, Lazare (né en 1837, à la fois restaurateur à Kazimierz, le grand quartier juif de la ville, mais pas un ghetto, et rabbin hassidim), Ernest (1882-1957), le grand-père, figure centrale du livre et personnage tellement romanesque, et puis Jacqui, son fils mal-aimé, écrivain-traducteur, le propre père de l’auteur. Lequel, outre raconter son ascendance, a voulu la transmettre à sa propre descendance: Victor, son fils, à qui il a offert l’anneau d’or d’Ernest, et qui le donnera un jour à son fils Noah. Ce ne sont pas là des détails, mais des éléments importants pour comprendre la tonalité du livre d’Antoine Silber: à la fois grave (une partie de la famille a été décimée par la Shoah) et tendre, émouvant et drôle, sans pathos aucun.
Silber, comme on tisse une tapisserie, entremêle le passé des siens, centré sur le grand-père tutélaire, Lev Eizik Hirsch Silberfeld, devenu Ernest, qui avait eu la bonne idée de quitter son pays dès 1905. Un homme colérique, autoritaire, businessman devenu un grand diamantaire d’Anvers, qui fera fortune, perdra tout dix fois, et finira par mourir ruiné à Monte-Carlo. Il a laissé un récit, Le cours de ma vie. Dans cette famille étonnante, il y avait aussi Helena Rubinstein, devenue une gloire mondiale.
Et puis il y a le présent, lorsque Antoine Silber, en compagnie de la femme aimée, Laurence, une goy athée joueuse de Chopin, décide de partir pour Cracovie retrouver les traces des Silberfeld - des maisons, mais surtout des tombes dans les cimetières. "Funèbre, ma tournée !" constate-t-il. Il se rendra aussi à Auschwitz-Birkenau, en un terrible pèlerinage, où il récitera le kaddish, la prière des morts, avec un groupe de jeunes Israéliens. "J’y étais", dit-il simplement. La boucle est bouclée. Il est temps de repartir, de revenir à la vie, de partager des nourritures terrestres avec Laurence, et d’écrire ce beau texte.
Jean-Claude Perrier