Lire : un univers de valeurs

Lire : un univers de valeurs

Depuis plusieurs années, la littérature des pays nordiques connaît un succès indéniable en France.

Particulièrement repérable dans le roman policier, ce succès s’observe avec des titres phares comme Millénium (dont le 7e tome est sorti en France le 1er novembre dernier aux éditions Actes Sud et s’est déjà vendu à plus de 17 000 exemplaires) ou des auteurs désormais classés parmi les « incontournables » du genre comme Arnaldur Indridason ou Camilla Läckberg. Et la Normandie a donné naissance dès 1992 au festival Les Boréales, dédié à la culture nordique, qui se tient au mois de novembre tous les ans.

Bien sûr, des échanges (pas seulement pacifiques) ont existé entre notre pays et ces contrées du Nord. Pourtant cela ne suffit pas à rendre compte de ce succès à propos duquel on est autorisé à s’étonner d’autant plus que les langues nordiques sont plus éloignées du français que celles des pays latins. La lecture du livre dirigé par Pierre Bréchon, Les Européens et leurs valeurs, suggère une hypothèse d’interprétation.

Ce que pensent les Européens

Le livre est fondé sur une série d’enquêtes auprès d’un vaste échantillon de plus de 58 000 européens dans l’Union européenne et dans ses marges. Il s’agit de recueillir la manière dont ceux-ci envisagent différents secteurs de l’existence, qu’il s’agisse de la famille, du travail, de la politique ou de la religion. Et comme cette enquête a connu plusieurs éditions depuis 1990, il est possible de mesurer l’évolution des systèmes de valeurs des Européens.

On peut ainsi repérer que, contrairement à une idée reçue, l’individualisme défini comme la « défense constante de ses intérêts personnels », non seulement n’a pas progressé depuis 1999 mais a en plus connu un recul entre 2008 et 2017. En revanche l’individualisation, c'est-à-dire la « volonté croissante d’autonomie, de pouvoir faire des choix réfléchis sur l’orientation de sa vie, sans être contraint par un État et ses institutions, une religion, sa famille ou même ses amis », s’impose de plus en plus (la proportion des Européens à se retrouver dans cette vision du monde a doublé entre 1990 et 2017). Les discours publics confondent hélas ces deux dimensions alors même que la revendication d’autonomie crée les conditions intellectuelles du respect de l’autonomie des autres et donc d’une certaine empathie.

La proximité des valeurs des Européens du Nord et de l’Ouest

L’intérêt de la dimension européenne de l’enquête est qu’elle permet de saisir des variations entre pays et groupes de pays dans le rapport aux valeurs. Chaque groupe de pays imprime sa marque sur ses citoyens (y compris sur les émigrés accueillis, comme le montre un chapitre de l’ouvrage). Et cette appartenance s’avère la plus discriminante dans le rapport aux valeurs, nettement avant la position sociale des individus.

On voit se dégager une Europe de l’Est plus individualiste et moins individualisée que le reste de l’Europe. L’entrée dans l’Union européenne d’une partie des pays de la région a eu pour effet d’augmenter le niveau d’adhésion aux valeurs de l’individualisation, mais l’écart est encore important avec le reste de l’Europe.
A l’inverse, les pays nordiques se singularisent par un faible individualisme et une forte individualisation. Cette tendance qui existait dès la fin des années 1990 n’a fait que s’accentuer. Les pays d’Europe de l’Ouest (France, Allemagne, Autriche, Grande-Bretagne, Pays-Bas, Suisse) suivent les pas des pays nordiques et se retrouvent dans le fort soutien à l’individualisation. Ils en sont plus proches que des pays du Sud (Espagne, Italie, Portugal) dans lesquels la famille et la religion pèsent encore sur les choix individuels.

La mise en scène d’une vie individualisée

Et c’est ainsi que, par hypothèse, les lecteurs et lectrices de littérature nordique retrouvent dans l’univers social qui est décrit un monde dont ils sont proches et qui leur apparaît comme un idéal. Il est vrai qu’un personnage tel que Lisbeth Salander dans Millenium, par exemple, affirme fortement son autonomie. Chez Arnaldur Indridason et Camilla Läckberg, on trouve des inspecteurs de police dont la vie privée fait l’objet d’une mise en scène des hésitations de leur vie personnelle, caractéristique d’une existence individualisée telle que celles et ceux qui se plongent dans leur livre en vivent (ou aimeraient en vivre).

Et pour renforcer cette hypothèse, relevons le fait que les pratiques de lecture varient en partie selon les mêmes critères que le rapport à l’individualisation. Autrement dit, les lecteurs et lectrices se recrutent davantage parmi les catégories sociales moyennes et supérieures, c'est-à-dire dans les mêmes que les plus individualisées. Elles sont donc plus susceptibles de se retrouver dans l’univers dépeint par les auteurs nordiques. On pourrait le vérifier plus précisément à propos du lectorat de littérature étrangère sur les données Pratiques culturelles des Français si elles étaient rendues publiques.

Mais on peut aussi chercher à savoir si la réception des œuvres des pays nordiques est la même dans deux pays (la France et l’Italie) de deux groupes de pays différents (Europe de l’Ouest et Europe du Sud). Amazon offre un outil standardisé de comparaisons internationales. En prenant les 16 titres les plus populaires d’Arnaldur Indridason et Camilla Läckberg, on constate que la note moyenne délivrée par les lecteurs est supérieure dans la version française à celle recueillie dans la version italienne. Peut-être est-ce là l’expression d’une moindre congruence de l’univers de valeurs des Italiens que celle des Français avec le monde de ces auteurs nordiques.

Lire : un univers de valeurs

Le succès d’une production littéraire peut apparaître mystérieux. Et le milieu de l’édition entretient cette idée romantique du caractère non élucidable de la littérature. Pour autant, la sociologie peut identifier (ou au moins chercher à le faire) les conditions de la rencontre de textes avec les lecteurs. L’univers de valeurs dans lequel ils vivent et auquel ils se réfèrent peut inégalement trouver un écho favorable dans la production littéraire. C’est d’ailleurs ce qui fait que certains textes perdent leur actualité car ils sont par trop porteurs de valeurs frappés d’obsolescence.

 

27.11 2023

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