L’aventure avait été lancée en 1910 dans le Paris inondé du président Fallières. L’Exposition universelle qui devait se tenir en 1915 dans la capitale serait une célébration de la paix des nations, de l’harmonie planétaire. On connaît la suite. Le 28 juillet 1914, la guerre fit voler en éclats le projet, dommage collatéral de l’un des pires conflits de tous les temps. Mais pas pour tout le monde : à qui profite le crime ? disent les policiers. En l’occurrence, ici, à l’UIM (Union des industries militaires), en clair : les marchands d’armes français, tout comme leurs confrères allemands, anglais, russes, puis américains, représentés par leur président, le baron de Thou. Avec son ami et meilleur allié, Monseigneur Quatorze-dix-huit, le cardinal-archevêque de Paris, défenseur impavide de l’ordre moral et des bonnes mœurs - même si les siennes, d’habitué des bordels, ne sont pas irréprochables -, il a imaginé une véritable conspiration dont l’Exposition universelle n’est que la cible apparente. Présentée comme décadente, ouverte à tous ces artistes dégénérés, ces voyous, ces rastaquouères avant-gardistes, les Apollinaire, Duchamp, Satie, Cravan, Sigmund Freud et consorts, qui mettaient en péril les valeurs de la France traditionnelle et bourgeoise, fille aînée de l’Eglise… Plusieurs explosions mortelles secouent les bureaux de l’Exposition, des manifestations "spontanées" se multiplient, Jaurès, l’un des plus farouches opposants au conflit, payera de sa vie son pacifisme.
Voilà le contexte historique dans lequel Dominique Lesbros et Laurent Flieder, deux auteurs érudits et facétieux, ont choisi de situer leur Folle histoire de l’urinoir…, laquelle se veut une résurrection des romans-feuilletons qui faisaient les choux gras de la presse populaire jusqu’à la guerre de 14, justement. Intrigue échevelée riche en rebondissements, personnages hauts en couleur, comme Jules Chiche-Portiche, le directeur de l’Expo, Marjorin Levithan, le jeune traducteur d’allemand embéguiné de la belle Jeanne Laguerre, journaliste et suffragette résolue, ou encore la Bijou, mini-tenancière de clandé, militante elle aussi de la cause féministe, ou encore P’tit Robert, un gamin débrouillard bien décidé à aider ses amis par tous les moyens à sa disposition, même peu catholiques…
Ici, la fiction se glisse dans les interstices de l’Histoire pour le plus grand plaisir du lecteur, et non sans clins d’œil à l’actualité contemporaine : retour de l’ordre moral, des extrémismes et "manif pour tous", Femen, cynisme du grand capital mondialisé… Notre époque n’a pas grand-chose à envier à celle que d’aucuns ont appelée "Belle" - mais pas pour tout le monde. Et qui s’est achevée dans le bain de sang que l’on commémore actuellement. Avec Lesbros et Flieder, on s’amuse à réfléchir.
J.-C. P.