Millenium 4 vient de sortir, par centaines de milliers d’exemplaires. Il s’agit de la suite, signée par David Lagercrantz, de la célèbre saga créée par Stieg Larsson, au grand dam de sa dernière compagne Eva Gabrielsson.
C’est que la suite de Les Hommes qui n’aimaient pas les femmes, La Fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette et La Reine dans le palais des courants d’air a été, depuis la disparition de l’écrivain suédois, au cœur d’un douloureux contentieux entre Eva Gabrielsson et la famille de l’auteur.
La mort brutale de Stieg Larsson, foudroyé par une crise cardiaque en 2004 à l’âge de cinquante ans, a notamment laissé un mystérieux manuscrit inachevé de 350 pages et un héritage aussi prodigieux qu’empoisonné.
Le manuscrit, dont l’existence est avérée puisqu’il est effectivement l’un des innombrables dossiers que renferme l’ordinateur de l’écrivain défunt, attise les convoitises depuis que les droits cinématographiques des trois tomes publiés avec un succès inespéré, ont été vendus par Joakim, le jeune frère de Stieg. Or l’ordinateur est longtemps resté dans l’appartement que partageait l’écrivain avec sa compagne à Stockholm, laquelle en était, de fait, la détentrice, et n’était pas disposée le moins du monde à s’en défaire ni à en divulguer le contenu. Ce qui ne fait pas l’affaire de certains…
Joakim et Erland, le père de Stieg Larsson, ont été jusqu’à entamer une procédure d’expulsion d’Eva Gabrielsson afin d’en récupérer la jouissance.
C’est dans l’atmosphère hautement politisée des années 1970, à la faveur d’un meeting de soutien au peuple vietnamien alors en lutte contre l’armée américaine, que Stieg Larsson rencontre celle qu’il ne quittera plus jusqu’à sa mort, trente-deux ans plus tard.
L’existence de Stieg Larsson était en elle-même une énigme. La nuit, probablement depuis 2001, il écrivait Millénium, dont il parlait, le jour, aux collaborateurs d’Expo qui le voyaient débarquer à la rédaction en début d’après-midi au terme d’un trop bref repos matinal.
Les litres de café, la tabagie intensive, les innombrables nuits blanches et les voyages incessants qu’il entreprenait dans le cadre de ses conférences auront eu raison de sa santé. Une crise cardiaque le terrasse en novembre 2004, et non les machinations de nazis obstinés comme il a été parfois affabulé. En mars de la même année, Norstedts, son éditeur, a vu débarquer les manuscrits ; et en juillet 2005, Les Hommes qui n’aimaient pas les femmes paraît en Suède. Les deux tomes suivants rejoignent les tables des librairies à une année d’intervalle chacun, et sont traduits sans délai dans vingt-cinq pays. En 2009, une adaptation de la première partie sort sur les écrans. Près de deux millions et demi d’exemplaires s’écoulent à l’intérieur de la Suède, qui abrite une population d’un peu plus de neuf millions de personnes !
En France, les éditions Actes Sud lancent véritablement en 2006 leur nouvelle collection de littérature policière, « Actes Noirs », avec ce premier volume.
Une compagne "illégitime"
De cette gloire littéraire peu commune, l’auteur ne connaîtra rien. Eva Gabrielsson et Stieg Larsson ne se sont jamais mariés. Tous deux ont vécu ensemble plus de trente années, mais n’ont jamais scellé leur union sous quelque forme contractuelle que ce soit… en tout cas sous celle d’un mariage, le statut d’épouse ou d’époux légitime étant le seul, en regard de la loi suédoise, permettant de faire valoir des droits sur tout ou partie de l’héritage du conjoint. En l’espèce, Eva Gabrielsson ne peut prétendre à rien, pas l’ombre d’une royaltie ; ce qui lui semble un peu sévère, et les seuls héritiers légitimes des sommes incroyables produites par l’œuvre de Stieg Larsson sont le père et le frère de celui-ci.
Si les parties sont parvenues à un accord au sujet de ce quatrième tome plus ou moins fantôme, elles ne semblent pas, pour autant, prêtes à sabler le champagne de la réconciliation. Dans une interview accordée à un journal français en mai 2009, Eva Gabrielsson déclarait n’avoir plus aucune relation avec Erland Larsson, père de l’écrivain, depuis le printemps 2005, peu avant la parution en Suède du premier tome, ni n’avoir jamais parlé au frère de son ancien compagnon, « excepté, dit-elle, des dîners et des verres très occasionnels quand Stieg était en vie. » Par ailleurs, son avocat a tenté en vain, de parvenir à un accord avec la famille de l’écrivain afin qu’elle récupère les droits à la fois de « Millénium » et des textes, articles, conférences et autres ouvrages de son ancien compagnon.
Eva Gabrielsson a déclaré au Monde, en août 2015 : « Je n’avais pas été mise au courant d’un éventuel projet de suite. Je l’ai appris, ainsi que le choix de David Lagercrantz, par un journal, il y a environ un an. Je constate que les créateurs de vêtements sont bien plus protégés que les écrivains. En Suède, la loi sur le droit moral stipule que les intentions, le style et l’originalité des premiers doivent être préservés. Mais ceci ne s’applique pas aux seconds, morts ou vivants. J’imagine que Norstedts, l’éditeur suédois, avait désespérément besoin d’argent, malgré l’énorme profit engendré par Millénium. (…) je demandais uniquement la gestion des droits moraux de l’œuvre de Stieg, afin qu’elle ne devienne pas une industrie. Je n’ai jamais voulu en être propriétaire. A l’époque, j’avais pris deux avocats, l’un était spécialisé en droit de la famille, l’autre en droit moral. Ce que j’ai reçu – plutôt, ce qui m’a été rendu – est mon propre argent, provenant de nos comptes communs, et une partie des comptes épargne de Stieg, correspondant à des montants versés depuis nos comptes communs. Au bout de presque trois ans vécus dans la crainte d’être expulsée par la famille Larsson, j’ai enfin obtenu l’autre moitié de notre petit appartement. »
Le cinéma, à la différence de l’édition, n’hésite pas à produire une suite, sitôt une sortie « plébiscitée » par le public, à défaut d’être « saluée » par la critique.
La déclinaison des produits culturels
L’habitude est désormais tellement ancrée que les contrats, dans le milieu du cinéma, comportent tous une clause par laquelle le scénariste cède d’emblée tous les droits, non seulement de « remake », mais encore de prequel, de sequel et de reboot bref permettant de réutiliser les pots neufs pour y faire la plus rentable des soupes, délayée jusqu’à lassitude des spectateurs. Nul ne s’offusque du changement de dialoguiste et de réalisateur au gré des opus qui se succèdent.
Dans l’édition, de part et d’autre de l’Atlantique, l’affaire, et donc le commerce, se compliquent. Surtout quand les commandes de suites s’adressent à d’autres romanciers que le créateur d’origine. Et que les ventes conséquentes sont seules visées, même si l’ « hommage » au chef d’œuvre de départ est toujours invoqué en guise de justification.
Il y a quelques années, la suite des Misérables avait été poursuivie à la demande de Pierre Hugo, arrière-arrière-petit-fils de Victor. Ce qui a donné lieu à une série de décisions de justice en tout sens : les Miz appartenant au domaine public, le débat portait sur le droit moral, cette faculté d’empêcher une atteinte au respect de l’œuvre. L’ayant-droit arguait que le grand écrivain avait prévenu qu’il n’admettrait « ni greffon ni soudure » à ses romans. La famille a, au final, été déboutée, alors que la suite en question avait fait naufrage économiquement.
Rappelons toutefois que le droit moral, et notamment celui du respect de l’œuvre, est perpétuel et ne tombe jamais dans le « domaine public », tant que des héritiers, de sang ou désignés, existent. Il s’agit dès lors de… suivre les consignes laissées par l’auteur et de les faire respecter. Ou d’interpréter ses intentions telles qu’elles peuvent se lire dans son journal intime, sa correspondance, etc.
Un récent feuilleton a mis aux prises J.D. Salinger avec Fredric Colting, publiant sous le pseudonyme de… « J.D. California » - lequel évoque davantage un nom de scène pour un porno qu’un futur Nobel de littérature. Nicotext, maison d’édition… suédoise, implantée en Angleterre et que dirige le même Colting/California, a sorti 60 Years Later Coming Through The Rye, présenté comme la suite de L’Attrape-cœur (The Catcher in the Rye).
Salinger a attaqué aux Etats-Unis – où le droit moral est inexistant - et obtenu gain de cause auprès de la juge Deborah Batts, qui a interdit cette suite des aventures de Caulfield, prévues pour envahir les librairies américaines. La contrefaçon a été retenue, et les tentatives de qualifier le coup sous l’intitulé de « parodie » et d’ « analyse » écartées.
Pour compliquer le tableau, la succession Saint-Exupéry, qui est d’ordinaire assez prompte à manier l’interdiction et à agir en justice, a autorisé, à tirage limité, une suite argentine du Petit Prince. Là encore une rareté pour bibliophile hispanophone, achetable… en ligne.
Sans compter que les passionnés de suites regarderont très bientôt du côté de Corto Maltese, qui va vivre de nouvelles aventures en librairie et surtout en marketing. Hugo Pratt restera à l’abri de tout cela, au sein de l’Orient éternel.