Le français est la langue officielle de 29 pays et il est parlé par 320 millions de personnes, mais son image s'est ternie. « Au Maroc, en Algérie et en Tunisie, des pays de tradition francophone, les jeunes apprennent l'anglais d'eux-mêmes et la menace est montante en Afrique subsaharienne, constate Olivier Aristide, directeur général de la Centrale de l'édition. Il faut favoriser les études et l'enseignement supérieur dans les pays francophones, car en limitant les visas aux étudiants, ceux-ci se tournent vers les pays anglo-saxons. Et ces jeunes sont les dirigeants de demain. » Une librairie francophone de Rabat a ainsi été contrainte de réserver 40 % de ses rayons aux ouvrages anglophones.
En atteignant 709 millions d'euros, le chiffre d'affaires export du livre français en 2023 affiche une hausse de 2,1 % par rapport à 2022. Un rebond encourageant lorsqu'on le compare à celui de l'année 2019 (666,80 M€). Quatrième langue sur Internet derrière l'anglais, le russe et l'espagnol, le français a un beau potentiel mais reste tributaire des crises économiques et politiques. L'Algérie, en conflit diplomatique avec la France, a ainsi réduit de 70 % ses importations de livres en dix ans. La Belgique, la Suisse et le Canada conservent le podium des exportations, mais des zones entières ont disparu de la carte historique du livre francophone en cinq à six ans. L'Amérique latine a été la plus pénalisée par la crise du Covid et les trois premiers importateurs brésiliens historiques ont fait faillite entre 2018 et 2022. Avec une classe moyenne lisant beaucoup et très attachée au français, le Liban était un eldorado pour les éditeurs français. Les crises politiques et financières et la catastrophe du port de Beyrouth l'ont érodé depuis 2020. La littérature de loisir a été écrasée et réservée à l'élite, les importations se limitent au scolaire et parascolaire. L'Égypte subit une crise de même niveau. À Haïti, en pleine guerre civile, les libraires font faillite. Enfin, les pays du Sahel (Mali, Niger, République centrafricaine, Tchad, Burkina Faso) n'ont plus les moyens financiers et logistiques d'importer.
Raccourcir les circuits
« En francophonie du Sud, les livres français sont vendus à des prix décorrélés du niveau de vie local et représentent parfois 30 % du revenu mensuel moyen », explique Ondine Cotto, chargée d'action territoriale et internationale au Centre national du livre (CNL). La cession de droits français-français est un moyen de pallier ce problème et les institutions l'encouragent de plus en plus. L'impression locale résout le problème de disparité de pouvoir d'achat, en particulier en Afrique. Elle est également plus écologique, et réduit les délais d'approvisionnement. « Les éditeurs francophones sollicitaient depuis longtemps le CNL pour être éligibles à nos aides, confie Ondine Cotto, mais l'un de nos critères, un catalogue diffusé dans les librairies du territoire français, excluait de fait la majorité des maisons implantées à l'étranger. » Le CNL vient de créer un dispositif spécifique pour l'Afrique, l'océan Indien, les Caraïbes et le Liban : en cas de cession de droits français-français, il prend en charge jusqu'à 70 % des frais de publication et de cession dans la limite de 15 000 €. De son côté, l'Institut français a créé le PAP, Programme d'aide à la publication, prenant en charge les frais de cession.
Ces cessions français-français progressent mais restent marginales (205 contrats signés en 2023, selon le Syndicat national de l'édition). Les éditeurs français craignent le piratage et des tirages incontrôlés échappant au droit d'auteur, explique Laurence Hugues, de l'Alliance internationale de l'édition indépendante (AIEI), et certaines maisons françaises refusent de céder leurs titres parce que le service export estime qu'il y aura un manque à gagner. La méconnaissance entre les acteurs et la difficulté à tisser des liens de confiance sont d'autres freins. « La relation est déséquilibrée, très peu équitable, entre l'édition française et le reste de la francophonie. Une certaine prédation, en particulier sur le marché scolaire, a grippé les échanges. Car, à l'inverse, des éditeurs étrangers aimeraient être distribués en France. »
Un monde globalisé
Les grands auteurs francophones publiés en France sont mis en avant dans leurs pays d'origine, mais ils sont pénalisés par la disparité du pouvoir d'achat. Pour Sabine Wespieser, la francophonie politique s'est dessinée sur l'exportation de ce vieux modèle, avec Paris au centre, ce qui agace souvent les acteurs locaux. « On est dans un monde globalisé, où la diversité culturelle est mise en avant, mais il y a encore peu de temps, les éditeurs corrigeaient les expressions québécoises pour lisser la langue. » Elle se dit frappée de la différence avec le marché anglophone, où « personne ne met de note de bas de page ou ne corrige les idiomatismes locaux ». Ce sont ces différences de style et de forme qui l'incitent à publier des auteurs francophones venus de tous les continents. « J'ai toujours été intéressée par ceux qui écrivent avec ce double imaginaire. On n'écrit pas de la même manière à Paris ou dans les Hautes-Alpes ; le corps vit, il se passe quelque chose dans la manière dont la langue est filtrée et l'imaginaire est nourri d'un autre quotidien. »
Et les grands pôles à l'Est ? Malgré leur masse démographique et de grandes voix francophones, la Russie, l'Inde et la Chine pèsent très peu et les accords signés avec des groupes d'édition sont rares, la cession de droits pure restant plus simple. Dubaï et le golfe Persique montent, grâce à une présence française de plus en plus importante et à l'implantation du Louvre. La preuve que le livre ne peut se développer seul, pour Olivier Aristide, car il y a dix ans, la zone était totalement fermée. Au 1er semestre 2024, les ministères des Affaires étrangères et de la Culture ont organisé une série de réunions avec les acteurs du livre pour coordonner leurs actions. « La littérature est un soft power et la francophonie doit utiliser cette carte », estime le directeur de la Centrale de l'édition.
L'apprentissage de la francophonie
Les maisons d'édition jeunesse indépendantes croient à l'export et se battent pour dépasser leurs handicaps, grâce notamment à l'appui des ONG.
« La difficulté pour percer à l'étranger est l'absence de contacts directs avec les libraires, explique la directrice des éditions du Ricochet, Natalie Vock-Verley. Le travail du diffuseur est donc essentiel. Au Maroc et au Liban, nos titres se vendent essentiellement grâce aux coups de cœur des établissements scolaires et aux prescriptions. Notre deuxième maison, Tom'poche, a proposé jusqu'à cette année des abonnements aux écoles et nous avions un excellent accueil en francophonie, en particulier au Liban. Cette offre plus scolaire, avec de petits prix, était bien adaptée. » L'export représente environ 10 % du chiffre d'affaires de la maison d'édition. La diffusion au Québec s'est intensifiée depuis 2017, et les ventes sont pour beaucoup dues aux libraires qui suivent la maison de façon globale. Ils sont sensibles à son catalogue, axé sciences, nature, féminisme et sujets de société. Naître fille a été porté au Québec grâce à un prix.
Bien implanté dans cette région grâce à une collaboration avec un libraire- diffuseur, l'éditeur L'Élan vert est également très présent sur les salons belges et communique auprès des enseignants francophones. Ses auteurs sont souvent invités dans les manifestations culturelles au Maroc, mais la maison manque de moyens pour se développer au Vietnam. « De 1999 à 2006, notre maison était énormément tournée vers des partenaires anglais, espagnols, québécois, explique Amélie Léveillé, directrice de L'Élan Vert. Nous avons réalisé plusieurs coéditions et nous avons collaboré avec une société marocaine, La caravane du livre ; cette collaboration a été l'occasion de vendre localement les ouvrages, à un prix adapté. »
La production jeunesse souffre particulièrement des coûts de fabrication trop élevés pour certains pays. Les éditions du Ricochet ont réalisé des cessions de droits avec les éditions Yanbow Al Kitab au Maroc et poursuivent cette piste grâce aux rencontres entre éditeurs francophones organisées par le BIEF au Salon de Montreuil, mais Natalie Vock-Verley avoue avoir du mal à concrétiser. « Il est parfois difficile pour les éditeurs étrangers de trouver des titres dans lesquels ils peuvent se projeter complètement, à cause des différences culturelles ou d'angles éditoriaux inadaptés à leur lectorat. »
Le segment jeunesse se développe beaucoup en Afrique subsaharienne. Il explose en Côte d'Ivoire et au Togo, où les éditeurs locaux souhaiteraient que leurs publications soient diffusées en France. Restent de grosses difficultés pour trouver un réseau de distribution et des coûts de transport exorbitants. « L'économie et la chaîne du livre telles qu'on les connaît n'existent pas dans certains pays », rappelle Dominique Pace, directrice générale de Biblionef. Cette ONG fondée en 1992 diffuse gratuitement des livres dans 115 pays. Son but est double : soutenir l'accès à la culture et incarner la francophonie dans le monde en donnant à lire des ouvrages en langue française. Les éditeurs jeunesse proposent des titres parmi ceux qui ne sont plus destinés au circuit commercial ; le choix est ensuite validé par les partenaires de terrain. « Dans les pays où le pouvoir d'achat se développe, comme les pays baltes ou les pays de l'Est, on espère semer la graine de la langue française chez les plus jeunes, confie Dominique Pace. S'il n'y a plus de demande de livres en français dans les établissements à l'étranger, la langue disparaîtra. »
Biblionef dispose actuellement d'un stock roulant de 280 000 livres et expédie 80 000 à 100 000 livres par an. Au Maroc, où elle a tissé depuis 2017 un partenariat avec la fondation Zakoura pour créer des bibliothèques de langue française dans les écoles, l'ONG vient de signer une convention de cinq ans pour fournir 15 000 livres destinés à 1 000 classes pour la rentrée 2024, et 67 000 livres pour 4 500 classes en 2025. « Cet ensemencement, il faut aussi le cultiver en France dans les territoires éloignés de la lecture », affirme Dominique Pace. Un constat partagé par Jérémy Sanchirico, directeur export chez Usborne, pour qui la politique française du prix unique du livre a ses revers. « Un adulte qui ne lit pas mais peut acheter des livres jeunesse à bon prix va avoir tendance à sauter le pas pour ses enfants. Je suis allé chez Costco récemment à Montréal, et le rayon livres était bondé. Des familles de tout type mettaient un livre dans leur chariot pour leurs enfants. En France, on se targue d'être dans le social, mais que fait-on vraiment pour que la classe prolétaire ait accès au livre ? Dans les pays anglophones, les plus pauvres y ont accès dans les supermarchés ou les chaînes de vente où tout est à £1/$1. C'est notoire dans la littérature jeunesse. »
L'embellie tunisienne
En Tunisie, où un tiers de la production éditoriale locale est francophone, le livre bénéficie d'un solide ancrage billingue.
Avec une hausse de 10 % des exportations en 2023, soit 4,6 millions d'euros de chiffre d'affaires pour les maisons françaises, la Tunisie a mieux résisté que le Maroc et l'Algérie à l'érosion du vivier de lecteurs francophones. Un résultat encourageant pour Sarra Ghorbal, chargée de mission au CNL et attachée pour le livre et les médiathèques à l'Institut français de Tunisie (IFT) de 2020 à 2024.
Le billinguisme historique franco-arabe résiste. « 30 % des publications locales sont en français, souligne Sarra Ghorbal. C'est la langue usuelle à l'université, il vaut mieux la maîtriser quand on veut réussir son cursus universitaire. »
La librairie francophone Al Kitab, labellisé par le CNL, a ouvert fin 2022 à Mutuelleville, au cœur de Tunis, un établissement de quatre étages, avec un rooftop, une galerie et une programmation culturelle. Dans tout le pays, des clubs de lecture avec débats et invitations d'auteurs français ou tunisiens se multiplient. Parallèlement, les écrivains francophones comme Fawzia Zouari sont traduits en arabe et la maison d'édition tunisienne Pop Libris, spécialisée depuis 2013 dans la littérature de genre, fait un gros travail de traduction de romans français.
La Foire internationale du livre de Tunis, où la librairie Culturel tient un immense stand francophone, a attiré l'an dernier 110 000 visiteurs venus acheter des ouvrages à un prix attractif. Car ici comme au Liban, la crise économique qui perdure, avec l'inflation et la dévaluation du dinar, ont érodé les ventes. Les états généraux du livre ont rappelé qu'un livre importé en Tunisie coûterait à un Européen l'équivalent de 350 €. Cette crise pénalise aussi les éditeurs locaux car le prix du papier, importé, a fortement augmenté, ce qui les oblige à limiter leurs tirages à quelques centaines d'exemplaires.
La chaîne du livre est encore fragile en Tunisie comme dans une grande partie des pays du Sud. La diffusion et la distribution ne sont pas strusturées et les douze librairies indépendantes du pays sont concentrées dans les grandes villes. Elyzad est le seul éditeur tunisien diffusé en France. En diffusant depuis 2022 des ouvrages en PDF, le site Clik2read contourne une partie de ces difficultés et s'est affirmé très vite comme un acteur important.
Le livre audio s'installe également. L'IFT a acheté des conteuses Bookinou pour les écoles. Le catalogue de l'éditeur audio Livox, fondé en 2021 par Zakia Bouassida, est très demandé à l'international. Lancé avec des livres francophones, il compte désormais des livres en arabe tunisien, comme une traduction dialectale du Petit Prince. Livox va bientôt passer de l'audio au papier en publiant dans les mois qui viennent sa première BD jeunesse. « Un pari courageux pour une petite structure », souligne Sarra Ghorbal.
«Les frontières sont tellement fermées»
À l'occasion du Sommet de la francophonie, et du festival qui l'accompagne, Livres hebdo a rencontré Antoine Gallimard, président du BIEF (Bureau international de l'édition française), et son directeur général Nicolas Roche, qui y organisent les Rendez-vous du livre francophone, du 1er au 3octobre prochains.
Qu'est-ce que les éditeurs français peuvent attendre de ce sommet de la francophonie ?
Antoine Gallimard : Si l'on regarde l'usage et le développement du français, tout n'est pas rose et simple. Sur 320millions de locuteurs dans le monde, 250 parlent le français tous les jours, mais seule la moitié d'entre eux est capable de lire un livre en français. Ce n'est pas parce que l'on va célébrer la francophonie que le français va se déployer. Et son apprentissage est en baisse... De nombreux pays qui étaient très francophones ne le sont plus. En Italie, les jeunes ne parlent plus français. En Égypte, en Grèce, c'est pareil. Dans des pays comme l'Algérie, des décisions politiques bloquent et censurent les livres en français. Alors que les ambassades et les Instituts français n'ont plus toujours les budgets pour animer la vie littéraire ou inviter des auteurs. Il y a déjà eu des sommets de ce type et, contrairement à ce que l'on pourrait espérer, la culture est loin d'être au cœur des débats. Je ne crois pas beaucoup aux grosses opérations qui brassent tous les arts, mais plutôt à celles qui sont précises, ciblées.
Pourtant, le BIEF est partenaire du festival qui accompagne le sommet, et y organise les Rendez-vous du livre francophone.
AG : Le BIEF, qui a fêté ses 150 ans en 2023, est un outil fonctionnel qui donne les clefs de l'édition française à tout le monde, éditeurs français comme étrangers. Je n'en suis que le porte-drapeau et j'en suis très heureux. Nous avons voulu que les éditeurs francophones puissent être aidés, qu'ils aient la meilleure information et perception du marché français et de ses acteurs. On leur a ouvert le Paris Book Market pour leur donner accès au marché international et qu'ils puissent tisser des liens.
Nicolas Roche : Cela se fait notamment à travers des programmes de fellowship dédiés aux éditeurs de littérature, de sciences humaines, de jeunesse ou de bande dessinée. Depuis quatre ans, ils accueillent entre 10 et 15 éditeurs francophones chaque année. On introduit ainsi auprès des éditeurs français des partenaires de confiance avec lesquels ils vont pouvoir tisser des partenariats éditoriaux.
Lors des Rendez-vous du livre francophone, nous espérons des échanges riches, nourris par les expériences très pratiques qui ont pu être menées. Les intervenants sont issus de treize pays des Caraïbes, du Maghreb, d'Afrique centrale et de l'Ouest, d'Asie (la Thaïlande par exemple). Création, promotion, prix littéraires, festivals, livres audios, numériques, cessions de droit... Nous voulons donner la parole à celles et ceux qui dynamisent les échanges du Nord au Sud, du Sud au Nord et du Sud au Sud.
Quel regard portez-vous sur le marché du livre francophone ?
AG : La francophonie est avant tout un marché d'export pour les éditeurs français. Les pouvoirs publics aident au transport, mais les livres sont chers, et les éditions spéciales pour l'étranger risquent d'alimenter les marchés parallèles. Ce sont donc avant tout des marchés de poche, mais que nous alimentons. La solution serait d'imprimer sur place, à la demande. Mais les frais fixes sont importants pour des tirages qui se comptent en dizaine d'exemplaires.
NR : La francophonie n'a rien d'homogène. On ne peut même pas raisonner par zone géographique. Il faut regarder pays par pays, voire éditeur par éditeur. C'est une véritable mosaïque, un paysage parcellisé.
Il existe néanmoins des marchés plus florissants comme le Québec ou la Suisse.
AG : Le Québec est isolationniste et applique des mesures très protectionnistes. Ce sont les éditeurs québécois qui sont aidés, notamment à travers des contrats avec les bibliothèques. Notre part de marché se réduit régulièrement... Les livres français ont représenté plus de 80 % du marché, aujourd'hui, c'est 60 %. Avec la Suisse, il y a une vraie discussion sur la tabelle que nous appliquons sur nos tarifs. Les gouvernements cantonaux réfléchissent à une nouvelle réglementation. Alors qu'en Belgique, ça fonctionne bien, car nous traitons ce marché quasiment comme s'il s'agissait d'une région française. Au Maghreb, le Maroc tient le coup. En Algérie, les exportations ont baissé de 70 % depuis le Covid. Et les éditeurs du Maghreb connaissent les pires difficultés pour exporter leurs livres.
NR : Un ouvrage d'auteur algérien ne voyage pas au Maroc et très difficilement en Tunisie. Et c'est également vrai en Afrique centrale et en Afrique de l'Ouest, même entre pays limitrophes. À la fin des années 1980, il y avait 70 librairies à Casablanca. Aujourd'hui, il n'y en a plus que 15. En Algérie, on ne compte qu'une quarantaine de librairies. Il y a des enjeux de diffusion et de distribution, mais aussi une question d'éducation. Des livres prescrits à l'école peuvent générer des ventes pour les éditeurs. Il y a tout un écosystème à développer. Mais cela nécessite une volonté des pouvoirs publics locaux d'avoir une véritable politique du livre.
Cela renvoie à la question de savoir ce qu'est la francophonie. Pour les Français, c'est souvent un moyen de faire rayonner la culture française. Alors que les autres pays francophones souhaitent un échange d'égal à égal dans une langue que l'on a en partage.
AG : Bien des pays francophones nous reprochent une politique colonialiste - disons le mot puisqu'il a été prononcé. Et il est vrai que le nom même de « francophonie » implique sans doute trop que la France serait au centre. Alors qu'il est aujourd'hui très difficile pour un étudiant algérien d'avoir un visa français. Les frontières sont tellement fermées. Il faut ouvrir nos entreprises à de jeunes étrangers, les faire travailler dans nos maisons. Je serais prêt à accueillir des Algériens ici, mais il n'y a pas d'accord.
NR : Accueillir des éditeurs étrangers dans les maisons afin qu'ils comprennent nos pratiques est une piste qu'il faut explorer. Cela fait une quinzaine d'années que l'on multiplie les actions et les formations pour les éditeurs et les libraires francophones. On est notamment présents dans les salons du Maghreb. Nous savons mettre en réseau les professionnels de la francophonie grâce à des relais dans ces pays.
AG : Le français ne se répand pas. Internet semblait représenter une opportunité, mais les manuels en ligne, ou le livre audio, ne pallient pas l'absence de librairies et d'ouvrages de qualité ! Je crois plus à des opérations comme Les petits champions de la lecture. Un concours ouvert aux élèves de CM1 et CM2, d'abord en France, puis dans les Drom, en Europe et demain dans le monde entier. Via le réseau de l'Association d'enseignement du français à l'étranger, on touche des enfants qui choisissent eux-mêmes des ouvrages écrits en français. Les choix du Goncourt sont un autre exemple. Les Instituts français sont très engagés dans ce type d'opérations. On travaille ensemble, main dans la main.
Propos recueillis par Jacques Braunstein
« Le monde de la librairie, à présent rassuré, fait confiance à cette littérature si riche »
En coéditant avec la maison sénégalaise Jimsaan La plus secrète mémoire des hommes, le prix Goncourt de Mohamed Mbougar Sarr, Philippe Rey a mis en lumière un type de partenariat gagnant.
En coéditant avec la maison sénégalaise Jimsaan La plus secrète mémoire des hommes, le prix Goncourt de Mohamed Mbougar Sarr, Philippe Rey a mis en lumière un type de partenariat gagnant.
Votre maison publie de nombreux auteurs francophones depuis sa création en 2002.
Dès la fondation de la maison, sa vocation d'ouverture aux littératures étrangères s'est imposée. À côté d'auteurs de littérature traduite comme Joyce Carol Oates, Peter Ackroyd, Kerry Hudson ou encore Joyce Maynard, nous nous sommes intéressés à la littérature en langue française issue de l'étranger, de l'Afrique, des Antilles, du Québec... Est-ce parce que je suis moi-même né à l'île Maurice ? J'ai été façonné par une société créole fondée sur les permanentes influences réciproques au quotidien entre groupes linguistiques, culturels ou religieux. Je suis passionné par les points de rencontre, de fécondation comme de friction, par ce qu'Édouard Glissant qualifiait de « métissage produisant de l'inattendu ». Nous assistons à ce processus de créolisation depuis plusieurs dizaines d'années en France métropolitaine. Les citoyens issus de l'immigration représentent une richesse inestimable, pour la société comme pour la littérature.
Les libraires de l'hexagone sont-ils plus frileux face aux auteurs étrangers francophones que face aux auteurs français ? Avez-vous constaté une évolution depuis vingt ans ?
Pendant longtemps, les libraires étaient effectivement prudents, car ils constataient que les lecteurs français manquaient de la curiosité nécessaire pour découvrir de nouveaux mondes qui les intimidaient peut-être... J'ai constaté les mêmes préventions chez les journalistes par le passé. Puis l'émergence d'écrivains comme Tierno Monénembo, Alain Mabanckou et Dany Laferrière, ou l'attribution du Goncourt à Mohamed Mbougar Sarr, ont changé la donne. Le monde de la librairie, à présent rassuré, fait confiance à cette littérature si riche, aux confins de plusieurs aires linguistiques.
Les succès en France des romans de Mohamed Mbougar Sarr, prix Goncourt 2021, ou d'Éric Chacour (104 000 ex. GFK pour Ce que je sais de toi) ont-il eu un impact sur les ventes dans l'espace francophone ?
Dans le cas d'Éric Chacour, nous ne détenons pas les droits d'exploitation au Québec, où il vit, mais le livre s'est très bien vendu dans les autres pays francophones. Pour Mohamed Mbougar Sarr, l'immense succès français s'est reproduit ailleurs, sans pour autant augmenter la part relative de l'export. En fait, la courbe des ventes à l'étranger reproduit peu ou prou celle des ventes en France. L'export représente une faible part de notre chiffre d'affaires, environ 5 %. Cela est dû à la cherté de nos livres sur de vastes marchés comme l'Afrique ou le Québec, où les frais de transport, voire les taxes, peuvent pénaliser les livres.
Quels freins identifiez-vous au développement du livre dans l'espace francophone ?
Le principal frein reste culturel : il est difficile pour la majorité des livres de littérature française de toucher à l'universel, ce qui restreint leur portée. Mais il demeure aussi des freins plus matériels, comme les droits de douane, le coût du transport, surtout aérien, la difficulté de circulation entre les pays (en Afrique, par exemple, où les éditeurs exportent très peu vers les pays voisins), les prix de vente exorbitants (les livres français sont beaucoup trop chers dans l'essentiel de l'espace francophone)... Le transport peut représenter 10 % du prix public d'un livre, et les taxes, qui dépendent des pays, peuvent parfois dépasser 100 %... Pour cette raison, le ministère de la Culture accorde des subventions aux frais de transport, par le biais de la Centrale de l'édition, qui peuvent représenter 50 % de ces coûts. Ces subventions concernent surtout les livres scolaires et devraient, je l'espère, s'étendre à la littérature.
La cession de droits des éditeurs français à des éditeurs francophones vous semble-t-elle une piste prometteuse ?
Oui, assurément. J'ai toujours pensé que les éditeurs locaux savent mieux travailler leurs marchés et qu'ils assurent la promotion et la diffusion des ouvrages de manière bien plus efficace. Une piste à développer est ce que fait (à trop petite échelle malheureusement) l'Alliance internationale des éditeurs indépendants, en centralisant la négociation des droits et les tirages d'un titre pour le compte d'une dizaine d'éditeurs de l'espace francophone. Avec l'AIEI, nous avons monté des opérations très réussies autour d'ouvrages de Boubacar Boris Diop ou de Lilian Thuram. Devant l'éclatement des marchés, il est important de s'unir et de travailler main dans la main.
Gaîté Lyrique Cinq jours et autant de continents
En marge du Sommet de la francophonie, le festival de la Francophonie proposera une librairie éphémère du 2 au 6 octobre à la Gaîté Lyrique. Elle présentera le travail d'une centaine d'éditeurs et libraires francophones venus d'ailleurs.
La diversité de la culture francophone est rarement déployée en France. Intitulé « Refaire le monde », le festival de la Francophonie, piloté par le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, veut montrer la richesse de la création francophone des cinq continents. La librairie éphémère installée à l'espace Forum de la Gaîté Lyrique est l'un des points d'entrée de cette programmation ouverte au grand public.
« Une centaine d'éditeurs du Québec, d'Asie, du Maghreb, d'Afrique subsaharienne, de Suisse, du Liban et de Belgique, dont les ouvrages sont pour la plupart introuvables en France, seront visibles au cœur de Paris durant une semaine », explique Isabelle Claret Lemarchand. La présidente de l'AILF (Association internationale des libraires francophones) a travaillé sur ce projet durant huit mois, accompagnée d'Alice Cote, qui a travaillé dix ans à Montréal en gestion de projets culturels, et de Mina Driouche, chargée de projets artistiques et culturels. « L'enjeu est important, explique Valérie Senghor, secrétaire générale adjointe pour les affaires culturelles du Sommet de la francophonie et commissaire du festival. Le fonds de 2000 ouvrages a été acquis spécialement par le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, avec le désir que des professionnels du livre les découvrent et souhaitent tisser des partenariats. »
L'AIEI, dirigée par Laurence Hugues, a apporté son expertise sur la sélection de ces éditeurs francophones avec lesquels elle tisse des liens depuis plus de vingt ans, et une quinzaine de librairies membres de l'AILF ont choisi des éditeurs francophones de leur région. Venus du Cambodge, du Chili, de Côte d'Ivoire, du Maghreb, d'Haïti et de Belgique, ils présenteront les publications et les lignes éditoriales de chaque maison. La librairie Ici Grands Boulevards, plus grande librairie indépendante de Paris, est le partenaire local de l'événement. De son côté, le BIEF organisera les tables rondes et les rencontres professionnelles (lire page 42).
« Le français est une langue de transmission et de passage, analyse Valérie Senghor, et nous avons conçu la programmation du festival autour de cette idée, avec l'aide de nos nombreux partenaires : le ministère de la Recherche, l'Éducation nationale, la BNF, l'Institut de France, les Monuments nationaux... » Une grande soirée intitulée « Le français, terre commune » aura lieu le 5 octobre sous la coupole de l'Académie. Les écrivains et écrivaines Marguerite Abouet, Djaïli Amadou Amal, Éric Chacour (prix des Cinq Continents), Kev Lambert, Barbara Cassin, Zineb Mekouar et Marcelino Truong débattront de l'usage de la langue française, maternelle ou non, de transition ou de traduction. La Gaîté lyrique accueillera une soirée de poésie sonore avec la slameuse et écrivaine belgo--congolaise Lisette Lombé.
Pour le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, ce festival doit laisser un héritage ; il travaille donc à pérenniser ce fonds francophone après la fermeture de la librairie éphémère.