Avant-critique Roman

Lauren Groff, "Matrix" (Éditions de l'Olivier) : Féminin sacré

Lauren Groff - Photo © Eli Sinkus

Lauren Groff, "Matrix" (Éditions de l'Olivier) : Féminin sacré

L'écrivaine américaine Lauren Groff suit la trajectoire d'une héroïne modèle d'émancipation féminine, à une époque où le mot féminisme n'existait pas encore.

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Par Laëtitia Favro
Créé le 15.12.2022 à 09h00

An de grâce 1158. À 17 ans, Marie est faite prieure d'une abbaye royale par Aliénor d'Aquitaine, désireuse d'éloigner de la cour cette demi-sœur bâtarde et encombrante. Sous une froide bruine, la jeune femme atteint l'abbaye, « endroit bizarre, sombre et misérable » décimé par la famine et la pauvreté. « Enterrée vivante » : c'est la sensation qui la saisit à la gorge quand les portes du couvent se referment derrière elle. Déjà, ses comparses semblent avoir un pied dans la tombe, leur quotidien réduit aux corvées et prières journalières : matines à minuit, laudes à l'aube, prime, tierce et sexte, chapitre liturgique, none, vêpres, complies et au lit. « Travail, silence et contemplation. » Marie, qui « n'a jamais rien lavé de sa vie », s'acquitte de ses tâches en songeant à sa mère bien-aimée, à ses tantes « amazones » parties en croisade avec l'armée des dames de la reine, à cette reine « puissante parmi les puissants » pour laquelle son cœur s'est un jour embrasé d'« un amour dur, aigu, définitif ». En souvenir d'Aliénor, elle plante des noyaux d'abricots dérobés dans les jardins de la souveraine. « Elle aura l'impression que sa propre vie est liée à ces arbres. Elle ne sait pas encore si elle a envie de les voir prospérer ou mourir. »

Les saisons passent et la prieure trouve sa place parmi des coreligionnaires dont elle ne partageait à son arrivée pas même la foi. Sous l'impulsion de cette géante souvent juchée sur son cheval, l'abbaye sort de la misère grâce à la création d'un atelier de copistes, les services des moniales coûtant « un quart du prix de ceux des monastères d'hommes, car les femmes ne sont pas censées être copistes ni enlumineresses, on les en croit incapables, pas assez sages pour cela ». Bientôt, des sardines et du saumon sont servis le vendredi, de nouveaux bas de laine réchauffent les membres transis par le froid. Galvanisée par ce succès, Marie transforme la modeste communauté en un mini-Vatican et se retrouve à la tête d'une armée de moniales. La « petite bâtarde née d'un viol » qui « n'avait droit à rien » semble avoir pris sa revanche, mais oublie peut-être que toute médaille a son revers.

S'inspirant de la figure de Marie de France, poétesse de la Renaissance du XIIe siècle et première femme de lettres à écrire en langue vulgaire, Lauren Groff plante une héroïne féministe et symbole d'émancipation. Si la rigueur historique n'est pas le meilleur atout du roman, difficile de ne pas se laisser gagner par son atmosphère gothique, son intrigue vengeresse et la volupté avec laquelle l'écrivaine se plonge dans un Moyen Âge digne de la légende arthurienne - version chevaleresse. L'ambition, la sororité, le pouvoir du féminin sont au cœur de ce livre dont le titre, à défaut de faire référence aux films des sœurs Wachowski, renvoie au « mater », à la matrice originelle, creuset de toute vie terrestre. Suivant la trajectoire d'une héroïne aussi attachante qu'atypique, Matrix s'impose comme une chanson de geste contemporaine parcourue d'un souffle mystique.

Lauren Groff
Matrix Traduit de l’anglais (États-Unis) par Carine Chichereau
Éditions de L'Olivier
Tirage: 20 000 ex.
Prix: 23,50 € ; 304 p.
ISBN: 9782823618334

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