Rien de plus étrange que d'entrer dans le bureau d'un éditeur ou d'une éditrice et d'avoir la sensation immédiate de connaître cette personne rien qu'en jetant un coup d'œil à sa bibliothèque. Ce sentiment rare nous habite pourtant lorsque nous rencontrons pour la première fois Laure- Hélène Accaoui, directrice littéraire chez Payot. Sur ses étagères : Coming in d'Élodie Font et Carole Maurel, Où va l'argent des pauvres de Denis Colombi, Nécessité de faire un bon accueil aux femmes étrangères de Flora Tristan ou encore Faut-il arrêter de faire des enfants pour sauver la planète ? d'Emmanuel Pont.
Derrière cette rapide liste d'ouvrages transparaît sa ligne éditoriale. Celle d'aborder « le systémique avec une dimension intimiste » et établir un lien constant entre « l'intime et le politique ». Cet équilibre ne sert qu'un seul objectif : celui de « faire monde ensemble ».
Son envie de créer du dialogue, tout en nuance et compréhension d'autrui, l'éditrice la cultive depuis longtemps. Elle a l'habitude de naviguer entre les mondes. Laure-Hélène Accaoui grandit dans les années 1980 à Saint-Germain-en-Laye, une « banlieue très huppée ». Ses parents, séparés, sont moins favorisés que les familles de son voisinage. Et son père déménage dans une « banlieue un peu craignos de Lille ».
Très tôt, la future éditrice prend donc « conscience de la réalité sociale ». Après une scolarité dans des établissements publics où existe une mixité sociale, elle intègre la prépa du lycée Henri-IV. « Là, on nous dit que nous sommes l'élite de la nation et je me fais la promesse intime de ne pas l'être », se souvient-elle. Alors, pour « marquer [sa] différence », Laure-Hélène Accaoui assure, en riant, s'être mise à « jurer comme un charretier du jour au lendemain ». Craignant d'être « une mauvaise prof », elle se dirige vers le chemin de l'édition. Ses diplômes en poche, elle intègre Nathan puis Eyrolles, passe huit années chez First et rejoint Payot en septembre 2019.
« Une évidence »
« Je l'ai rencontrée dans un café, se rappelle le directeur éditorial Christophe Guias. En trente secondes, j'ai su que Laure-Hélène était l'éditrice que je cherchais. Elle était une évidence. » À l'époque, Christophe Guias est directeur littéraire de Payot, au sein de la maison depuis vingt-cinq ans. Et ressent le « besoin de développer la ligne et construire l'avenir ». De celle qu'il considère comme son égale, l'éditeur affirme qu'elle est une « personne entière, intelligente, capable de créer une communauté ». Il loue aussi leur « émulation réciproque » et « mesure [sa] chance et [son] plaisir de travailler avec elle ».
Ensemble, Laure--Hélène Accaoui et celui qu'elle définit en retour comme un « acharné de la quête de pensée » adoptent des approches complé-mentaires tout en visant le même horizon. « Je m'inscris dans les sillons qu'il a ouverts en raisonnant un peu plus avec l'actualité et en étant peut-être un peu plus aiguë dans le traitement », estime l'éditrice. « Laure-Hélène a apporté un nouveau souffle à notre rayon d'essais de société. Elle est très intuitive et a le sens de ce qui est dans l'air du temps. Elle perçoit ce qui parle aux lecteurs et lectrices », réagit l'attachée de presse Pauline Gauthier. Christophe Guias renchérit : « Elle permet de rendre plus visible des lignes engagées de Payot et de les affirmer de manière beaucoup plus forte. »
Succès auprès des jeunes générations
Notamment auprès des jeunes générations, grâce à des succès comme Sois jeune et tais-toi de Salomé Saqué (2023, réédité dans la « Petite bibliothèque Payot » en mars 2024 et écoulé à plus de 45 000 exemplaires tous formats confondus) ou Tout sur l'économie (ou presque). Pour comprendre vraiment ce qui cloche dans le système du youtubeur Heu?reka (2020 et réédité en janvier dernier). « Les jeunes ont une appétence inédite pour les SHS, allons donc les chercher et parlons-leur », pointe Laure--Hélène Accaoui. Mais pas n'importe comment, cependant.
L'éditrice veille à ce que son catalogue se tienne toujours sur une « ligne de crête » afin de « respecter le pacte de vulgarisation sans simplifier le propos à outrance ». Et en confiant souvent le porte-voix qu'est le livre à des personnes qui n'en ont jamais écrit. Des nouvelles plumes face auxquelles elle fait toujours preuve d'une forte humilité. « Je ne me considère pas supérieure à mes auteurs et autrices. J'éprouve une grande admiration pour ces personnes qui font face à cet exercice de solitude infini qu'est l'écriture », explique-t-elle.
Rassurer et accompagner
Avec plus de 400 000 abonnés à sa chaîne Youtube, Gilles Mitteau (alias Heu?reka) a attiré les convoitises de l'édition et accueilli leurs propositions avec peu d'entrain. « J'ai expliqué à Laure-Hélène qu'écrire était compliqué pour moi, que ce n'était pas pour rien que je faisais des vidéos, se souvient-il. Elle m'a demandé si je les improvisais, j'ai répondu non, et elle m'a lancé que je savais donc écrire. Cela m'a rassuré, d'autant plus que ce projet semblait lui tenir à cœur. » Peu de temps après, l'éditrice lui demande de venir lui expliquer l'économie.
« Elle n'y connaissait pas grand-chose mais elle m'a posé plein de questions. Si bien que je lui ai fait une mini-conférence d'une heure et demie. À la fin, elle s'est exclamée : "Tu vois, on a le livre, ou du moins sa colonne vertébrale !" C'était très intelligent », poursuit Gilles Mitteau. De son éditrice, l'auteur-youtubeur admire l'accompagnement - « elle est presque co-autrice du livre, c'est impressionnant » - et le souci de l'autre - « elle s'intéresse à la personne derrière le livre, on n'est pas un anonyme qui va rapporter de l'argent ».
Créateur du compte X (ex-Twitter) @Autrices_Invisi, Julien Marsay est lui aussi démarché par l'éditrice pour raconter la manière dont l'histoire littéraire a invisibilisé les écrivaines dans La revanche des autrices (août 2022). « Laure-Hélène est une éditrice engagée et parfaite, lance spontanément l'auteur. Elle défend et croit en les œuvres et les auteurs et autrices qu'elle veut porter. » Outre son « exigence », sa « rigueur intellectuelle » et sa « grande compréhension et humanité », lui aussi félicite le sens de l'accompagnement de la directrice littéraire. « J'ai participé à une rencontre mi-juin et Laure-Hélène était là, alors que le livre est sorti il y a deux ans. Sa présence est précieuse », pointe-t-il. Autour de ce premier - et seul à ce jour - livre de Julien Marsay s'est noué un travail de fond dans le catalogue de Payot.
L'urgence de « parler au plus grand nombre pour lutter contre l'obscurantisme clivant ».
L'auteur rédige désormais la préface d'œuvres d'autrices injustement tombées dans l'oubli, dont il lui propose la réédition. « Elle me fait confiance et la loyauté est réciproque », affirme Julien Marsay, qui a ainsi donné à (re)découvrir en 2022 le succulent pamphlet Guerre aux hommes d'Olympe Audouard, une autrice française du XIXe siècle. Mais aussi le recueil Finette Cendron qui réunit les contes féministes de Mme d'Aulnoy, Mlle L'Héritier, Catherine Bernard, la comtesse de Murat et Mlle de la Force (avril 2023) ainsi que Mes souvenirs, les mémoires de la « première figure intersexe française », Herculine Abel Barbin (avril 2024).
Depuis son arrivée chez Payot il y a cinq ans, Laure-Hélène Accaoui imprime durablement sa marque au rayon essais. Lorsque nous la rencontrons une dernière fois, au lendemain des élections européennes et de la dissolution de l'Assemblée nationale, l'éditrice est inquiète. « Mais quelle catastrophe que cette polarisation de la société », souffle-t-elle. « Extrêmement préoccupée », elle ressent encore plus fortement l'urgence de « parler au plus grand nombre pour lutter contre l'obscurantisme clivant ».
Participer à la construction du monde de demain
En cette rentrée, son programme continue de pointer les inégalités au sein de la société. Celles que subissent lourdement les mères célibataires avec Mères solos de Johanna Luyssen (4 septembre), qui rejoint la série « Silencié·e·s ». Celles causées par le tourisme, en plus des dégâts écologiques, culturels et sociaux qui s'ensuivent, avec Dévorer le monde d'Aude Vial (18 septembre).
L'éditrice défend aussi la nécessité pour les jeunes générations de retrouver ses capacités politiques avec Les jeunes, c'est le présent ! Parce qu'il est urgent de faire confiance à la jeunesse de Jean Massiet (25 septembre). Autant de titres susceptibles de participer à la construction du monde de demain. Avec l'espoir de bâtir, livre après livre, des liens entre nous toutes et tous.
Laure-Hélène Accaoui en bref
1982 : Naissance de Laure-Hélène Accaoui.
2005-2007 : Éditrice chez Nathan.
2008-2011 : Éditrice chez Eyrolles.
2011-2019 : Éditrice puis responsable éditoriale chez First.
Septembre 2019 : Éditrice chez Payot, avant d'y être nommée directrice littéraire en 2022.