Alors que 2013, déjà marquée par la capilotade de Virgin en juin, s’achève sur une nouvelle note sombre pour les enseignes avec la liquidation de Chapitre et la mise en vente de ses 57 librairies, dont 16 ont déjà trouvé preneur, un vent plus favorable semble souffler pour les indépendants. Outre l’espace laissé par la déconfiture de deux grandes chaînes, le vote unanime de l’Assemblée nationale en faveur d’une interdiction du cumul du rabais de 5 % et de la gratuité des frais de port, suivi par un vote aussi déterminé du Sénat, et le déblocage des premiers fonds liés au « plan livre » du ministère de la Culture laissent penser « qu’une voie pour la librairie indépendante se dessine », comme le pronostiquait dès 2010 Dominique Fredj en reprenant à Rennes la librairie Le Failler. Après trois ans et demi d’exploitation, l’ex-cadre dirigeant à la Fnac persiste et signe : « La contradiction qui domine les chaînes, qui doivent conjuguer métier de libraire et impératifs de rentabilité demandés par les actionnaires, va se faire davantage sentir alors que les clients comprennent de mieux en mieux ce qui fait fonctionner les libraires indépendants, à savoir la passion du conseil et de l’accueil. »
A l’orée de 2014, la balle est donc dans le camp des indépendants, comme le confirment les données du baromètre mensuel Livres Hebdo/I+C. En novembre, où l’ensemble des ventes de livres au détail ont reculé de 3,5 % (voir p. 46), les grandes surfaces culturelles (GSC) accusent une chute de 8,5 %, quand les librairies de premier niveau résistent, avec une baisse de 1 % de leurs ventes. A l’année, si l’on excepte la vente à distance, les librairies indépendantes de premier niveau réalisent encore la meilleure performance du marché, avec une contraction de 1 point, contre - 2,5 % en hyper et - 4,5 % pour les GSC.
Les clignotants au vert
Le phénomène se répercute dans les chiffres des diffuseurs. «En 2013, la librairie indépendante reste l’un des canaux qui s’est le mieux tenu, corrobore Patrice Evenor, directeur de la coordination logistique et de la relation client chez Volumen. Sur l’ensemble de notre diffusion, les clignotants sont au vert pour nos 150 premiers libraires. Ils ont très bien résisté en termes de CA, ils manifestent un dynamisme réel sur les réassorts et ils parviennent à maintenir leurs taux de retours en dessous de la moyenne. »
Pour Benoît Bougerol, propriétaire de La Maison du livre à Rodez, et qui n’a pas hésité à racheter en septembre 2013 les deux librairies Privat à Toulouse, détenues depuis huit ans par Chapitre, l’explication est simple. « Un modèle intégré tel que celui des chaînes implique des contraintes de stock, des choix formatés en matière d’assortiment et une déresponsabilisation des équipes, pointe-t-il. Or, pour résister à la concurrence, l’expérience prouve qu’il faut miser sur l’offre et la profusion du choix, ce qui demande une forte autonomie des libraires et la capacité à prendre des décisions adaptées à chaque point de vente. » Ainsi la taille modeste et l’ancrage local, qui pouvaient passer pour des handicaps, finissent dans le contexte actuel, lorsqu’ils s’accompagnent d’une réelle capacité du libraire à se montrer réactif, par se révéler des atouts de poids. « D’autant que les indépendants disposent de structures légères, plus faciles à manœuvrer que les enseignes, rappelle Patrice Evenor. Leurs capacités d’adaptation sont donc plus souples. »
Si la librairie indépendante paraît mieux armée pour aborder 2014, il n’en demeure pas moins qu’elle reste fragile, et plus particulièrement les petites entreprises classées dans le second niveau, qui accusent une tendance annuelle de - 3,5 %. «Même si elle s’en sort mieux, la librairie indépendante ne s’en sort pas partout, et notamment dans les villes où les chaînes sont absentes, observe Pierre Gros-Velot, qui dirige Le Grenier à Dinan (22). Mécaniquement, elle n’y bénéficie pas du report des ventes. » Un constat que nuance Vladimir Lentzy, directeur général de Média Diffusion. Pour lui, « le basculement des ventes reste très faible, et globalement, lorsqu’un point de vente disparaît, 80 % du CA s’évapore ». Le phénomène tient en partie à la nature du marché du livre, structuré par l’offre et non par la demande, et où la sérendipité - l’art de faire une découverte par hasard - joue un rôle majeur. En outre, plus la disparition d’un canal de distribution est brutale, plus le report se fait aux marges.
Mais la plus grande incertitude qui pèse sur la librairie indépendante reste le contexte économique global. Les perspectives esquissées par les économistes ne sont guère favorables aux industries culturelles (voir page suivante). « Il nous faut rester vigilants, conseille Matthieu de Montchalin, le P-DG de L’Armitière, à Rouen, également président du Syndicat de la librairie française (SLF). Beaucoup de risques demeurent, qui ne doivent pas se transformer en difficultés. En revanche, les mesures du « plan livre », effectives pour certaines dès le début de l’année, vont changer la donne en permettant aux libraires de se consolider financièrement et de se concentrer sur le cœur de leur métier : la vente de livres. »
Il reste toutefois aux libraires à bien tirer profit des aides. « Il ne faut pas garder les deux pieds dans le même sabot », conseille Pierre Gros-Velot. Comme nombre de ses confrères, le libraire de Dinan entend miser en 2014 sur l’animation, la communication, les services qui le différencient de la concurrence, l’accueil et la créativité des équipes pour renforcer son activité. Mais à ces fondamentaux, il ajoute aussi un investissement de taille avec l’aménagement de son premier étage, qui lui apportera 300 m2 supplémentaires en septembre.
Au Mans, Samuel Chauveau, qui a levé début septembre le rideau de sa nouvelle Bulle, véritable temple de 250 m2 consacré à la bande dessinée, croit aussi dur comme fer à l’investissement. « Il faut investir pour montrer que l’on est vivants et continuer à perpétuer la magie de la librairie : des lieux particuliers où, parce que l’on se sent bien, on continue d’avoir envie d’acheter », martèle le libraire. En trois mois, il a engrangé 2 000 cartes de fidélité supplémentaires dans un fichier pourtant « consistant » et joue désormais le rôle de locomotive dans son quartier.
Esprit collectif
Déjà sur le devant de la scène, tensions économiques obligent, la gestion conservera aussi cette année encore l’attention des libraires, qui veulent continuer à gagner de la marge en rationalisant les coûts sur des postes comme le transport et la maîtrise des flux de marchandises. Il s’agit de chantiers cruciaux pour le SLF, assure Matthieu de Montchalin, qui souhaite également porter l’effort du syndicat sur la formation sans oublier l’urgence du numérique, une donnée devenue vitale dans les marchés publics. Surtout, le président du SLF souhaite que les libraires indépendants « renforcent cette conscience collective du métier née des Rencontres de Lyon et de Bordeaux, et l’effort de mutualisation qui en découle». Un esprit collectif, quasi inédit dans la profession, qui se double d’une dynamique profonde et que Vladimir Lentzy considère comme la plus belle des armes des indépendants. « J’ai rarement ressenti aussi fortement une telle énergie qui se manifeste par une volonté d’innover, d’inventer, de se remettre en question et d’établir dialogues et partenariats avec les éditeurs et les diffuseurs. »
C. Ch.
Généralistes et conviviales
A côté des fermetures et des redressements judiciaires, l’année écoulée a encore été riche en créations, agrandissements et transmissions de librairies indépendantes. Livres Hebdo a répertorié une vingtaine de reprises (Atout-Livre, Lamartine et L’Arbre à lettres-Mouffetard à Paris, Les Sandales d’Empédocle à Besançon, ou encore Quai des brumes à Strasbourg), autant d’agrandissements-rénovations (dont Bulle au Mans, Rendez-vous n’importe où à Pontivy, Le Square à Grenoble) et surtout une vingtaine d’ouvertures dont les deux plus notables émanent d’enseignes familiales, Gibert Joseph et Charlemagne, et se situent respectivement à Paris (18e) et à Toulon, avec des surfaces supérieures à 1 000 m2. La majorité des créations concerne toutefois des points de vente généralistes de 50 à 120 m2. Jouant la carte de la convivialité, plusieurs d’entre eux ont choisi de s’adjoindre un espace café : Les Bien-Aimées à Nantes, La Part des anges à Portiragnes (34)…
Géographiquement, l’Ile-de-France enregistre le plus grand nombre d’initiatives, mais Marseille, Capitale européenne de la culture en 2013, se démarque aussi avec deux ouvertures de librairie dont celle du musée Mucem, gérée par Maupetit. Misant lui aussi sur des lieux culturels, Le Thé des écrivains a ouvert à Paris deux points de vente spécialisés : l’un dans le cinéma du Panthéon, l’autre dans la Cité de l’histoire de l’immigration de la porte Dorée. Pour 2014, quelques ouvertures sont déjà programmées dont une de 1 000 m2 à Besançon sous l’impulsion du libraire de Pontarlier, Michel Méchiet.
C. N.
"Se penser davantage commerçant que libraire"
Pour l’économiste Philippe Moati, enseignant à l’université Paris-Diderot et conseiller scientifique de l’Obsoco (1), la librairie indépendante dispose, pour aborder les mutations qui bouleversent le commerce physique, d’atouts qu’elle n’exploite pas pleinement.
(1) Observatoire société et consommation.
(2) Voir www.syndicat-librairie.fr/fr/etudes_complètes_ présentées_aux_rencontres