Si Matisse avait fait de la bande dessinée, il aurait pu donner En silence d'Audrey Spiry. Egalement influencée par Gauguin, la dessinatrice apparaît comme une virtuose de la couleur dans un premier album qui retrace, au prisme révélateur d'une épique journée de canyoning, les étapes de la prise de conscience d'une jeune femme malheureuse en amour. Vives, chatoyantes et même violentes, tour à tour compressées et déployées, entraînées dans un mouvement qui donne le tournis, ses teintes sont souvent portées jusqu'à saturation. Mais cet excès traduit bien l'anxiété qui accompagne le lecteur de la première à la - presque - dernière page de ce récit d'une rupture annoncée, à la construction parfaitement maîtrisée.
Audrey Spiry donne à ressentir dès les premières cases le malaise qui mine souterrainement, "en silence", le couple formé par Juliette, une étudiante de 25 ans en fin d'études, et Luis, 33 ans. Celui-ci, qui travaille dans le cinéma, pèche par un narcissisme exacerbé. En vacances sur une île indéterminée, les voilà s'équipant sur les conseils de Yann, leur guide baba à l'inévitable combi Volkswagen, pour une expédition forcément marquante à laquelle participe également une petite famille de sportifs émérites : Gilles, Erika et leurs petites filles, Margot et Lena.
Sautant, nageant, barbotant, ils vont descendre le cours d'eau en se laissant dériver de cascades en bassins, oscillant d'un rocher à l'autre entre frissons de peur et de plaisir. Mais, ballottée, Juliette l'est plus encore que ses compagnons. Troublée, sous tension, elle s'abandonne très vite à l'élément liquide comme au divan d'un psychanalyste, entamant à la marge du petit groupe une sorte de parcours initiatique. "L'eau est tellement vive que j'ai l'impression qu'elle me parle", lâche-t-elle.
Tantôt attirée vers des grottes sombres à l'eau glacée, ou projetée dans des rapides ; parvenant parfois difficilement à ne pas perdre pied, la jeune femme revit au fil du courant et des défis qu'elle doit relever des souvenirs mitigés avec Luis. Ses émotions sont encore renforcées par la relation qu'elle noue avec l'une des deux fillettes, la très attachante Lena, avec laquelle elle traverse l'une des épreuves de la journée. Confrontée tout à la fois aux manifestations incontrôlées de la nature, à celles plus innocentes de l'enfance, au rôle ambivalent de la famille et aux enjeux du couple, Juliette émerge enfin avec une identité propre, la tête hors de l'eau.