« Ça faisait longtemps que je n’avais pas passé une journée sans presque aucun client, c’est démoralisant. » Le constat de Pierre de Sousa, responsable de la librairie spécialisée BD Momies Clermont-Ferrand, est symptomatique d’un premier semestre 2025 alarmant pour la bande dessinée, après une année 2024 en berne, à -5 % en valeur selon le Syndicat national de l’édition, en raison notamment d’une forte récession du manga. « Sur la bande dessinée, on arrive à se maintenir, précise le libraire. En volume, on est en dessous, mais en valeur, on progresse un peu car les albums sont plus chers qu’avant. Mais le panier moyen est en chute libre. »
Nicolas Ducos, directeur marketing et commercial pour Kana et Le Lombard, complète : « Pendant dix ans, les prix de vente n’ont pas suivi le rythme de l’inflation, et c’est sans doute une erreur de notre part, car le rattrapage est brutal. » Romain Vachoux, gérant de La Case en +, librairie lyonnaise qu’il a reprise l’an dernier, fustige cette hausse : « Notre clientèle n’a pas accepté le passage du seuil des 30 euros pour un album, aussi beau soit-il. J’ai de plus en plus de refus de vente, car c’est hors budget pour les lecteurs. Cette stratégie est en train de refermer le marché de la BD autour de son noyau de passionnés fervents, et de faire fuir tous les nouveaux qu’on avait gagnés au moment du Covid. »
Prime aux valeurs sûres
Mais le repli du marché ne concerne pas que les gros romans graphiques onéreux. « En ces temps d’instabilité, les lecteurs se tournent alors vers les valeurs sûres, comme le nouveau tome d’une série familière, aux dépens de la prise de risque que constitue une totale nouveauté, explique Nicolas Ducos. Les lancements ont donc du mal à émerger. »
C’est le cas au Lombard de Daemon, série d’aventures dans la Grèce antique, dont les résultats sont bien en-deçà des ambitions. Heureusement, le fonds résiste, comme chez Ankama même si son opération de rééditions à petit prix pour ses 20 ans a fait un flop. « La première vague a été une vraie déception, alors nous appuyons à fond le côté marketing avec un sticker prix sur la couverture pour la seconde vague en août, annonce l’éditrice Élise Storme. Mais je ne suis pas certaine qu’investir beaucoup plus que ça soit utile, car il faut convaincre les libraires de passer commande, et c’est de plus en plus compliqué. »
Pas de Route cette année
« La situation des librairies est un vrai sujet d’inquiétude, s’alarme en effet Moïse Kissous, P-DG de Steinkis, qui se félicite d’être l'un des seuls groupes en croissance sur le premier semestre. Certaines souffrent, d’autres ferment… Il est rare de constater une baisse aussi prononcée, sur tous les segments et dans tous les circuits de vente, mais je ne crois pas à un marasme absolu qui nous serait tombé dessus. Il y a de nombreux facteurs à prendre en compte, notamment l’absence de blockbusters ce semestre. »
L'année 2024 avait ainsi vu La Route de Manu Larcenet (Dargaud) tout submerger. « On demande plus de bons titres au premier semestre, confirme Pierre de Sousa. Par exemple, on aurait été ravi d’avoir le nouveau Mathieu Bablet [Silent Jenny, chez Rue de Sèvres/Label 619, à paraître en octobre, tiré à 150 000 exemplaires] au printemps, afin de l’accompagner toute l’année. » Ou même « des suites très attendues comme celles du Château des animaux ou de 47 cordes, ça ferait du passage en magasin… », abonde Romain Vachoux.
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Outre les arbitrages sur les commandes de plus en plus serrés, faute de trésorerie, la masse salariale devient pour certains libraires un levier de régulation. « Nous n’avons pas remplacé le départ d’une personne cette année », soupire le responsable de Momies Clermont.
Et côté éditeurs, la prudence est de mise. Jungle (groupe Steinkis) a réduit son nombre de nouvelles séries. Chez le spécialiste de la BD documentaire tous publics Petit à Petit aussi, « on réduit la voilure », explique son fondateur Olivier Petit. « On repousse la sortie de livres qu’on avait démarrés au moment où le marché était florissant, qui ont été payés à leurs auteurs, mais qui n’auraient finalement pas d’avenir dans la période actuelle. On multiplie aussi les propositions d’ouvrages de commande auprès d’organismes publics ou privés. »
Marché en cours de régulation
À la lecture des programmes de la rentrée, les plus petits éditeurs semblent aussi avoir la main sur le frein. L’Association ne sort qu’une nouveauté, Akileos a quasiment disparu de la circulation… Le paysage semble plus encombré que jamais. « Il y a eu ces dernières années beaucoup de créations de maisons ou de collections, qui ont survécu de manière plus ou moins artificielle, analyse Moïse Kissous. On arrive sans doute à un moment où le marché pourrait se réguler. »
Les Humanoïdes associés, liquidés, en seraient les prémices. Élise Storme ajoute : « Il va y avoir un assainissement, avec des choix éditoriaux plus stricts et moins de sorties. » Et certains, comme Olivier Petit avec la reprise récente d’Ici Même, pourraient sauter sur l’occasion. « En période de crise, il vaut mieux être offensif. Prudent mais offensif. Je pourrais être intéressé par d’autres opportunités de reprise de maison. J’en ai repéré deux qui me plaisent bien… »
Tout le monde attend dès lors la fin d’année, la période clé où tout se joue au pied du sapin en compagnie d’Astérix ou Blake et Mortimer. « Les achats de Noël sont de plus en plus tardifs mais seront vraiment décisifs, car il faudra bien que la baisse s’arrête à un moment… », souffle Élise Storm, qui mise fort sur un nouveau Dans la tête de Sherlock Holmes. Même chose au Lombard, avec La BD de l’Avent ou la comédie romantique Un Noël à Paris. « Mais si on refait un Noël à -10 %, je me poserai des questions sur la suite », conclut Romain Vachoux, qui se réjouit néanmoins de la qualité de la nouvelle génération d’auteurs qui éclot. Vivement les fêtes, donc.