Elle est devenue le symbole d’une Turquie qui réprime et opprime la liberté d’expression. Mais Asli Erdogan reste avant tout une immense écrivaine. "Le contraire absolu de l’homme, c’est encore lui-même", écrit celle qui l’a vu sous tous ses angles. Elle-même lutte depuis longtemps contre les sangles du désespoir qui l’étrangle. "J’ai besoin de quelque chose qui donne forme à ma vie." Ce sera l’écriture. Son premier choix s’était toutefois porté sur un autre domaine. Tout comme l’héroïne de son premier roman, la romancière travaillait jadis "dans le plus grand laboratoire de physique du monde". Un univers pourtant étriqué, entièrement consacré à la recherche.
Un séminaire aux Caraïbes représente un bol d’air inespéré pour son personnage. Mais l’ennui s’il génère, son atmosphère contrainte sont tels qu’elle préfère explorer la part sauvage de l’île. L’occasion de se pencher sur son malaise persistant. "J’avais besoin de régurgiter toute la saleté qui macérait en moi. La solitude est intérieure. Chaque être humain porte en lui un gouffre… J’étais à l’image de mes émotions, amputées, castrées, avortées." Une rencontre avec l’Homme Coquillage l’éveille à d’autres possibles. Au premier abord, il est laid, repoussant et recouvert de multiples cicatrices. Pourtant, Tony possède ce talent "d’entendre l’indicible et de faire la lumière au fond des abysses intérieures". Son parcours cabossé la touche au même titre que la nature éblouissante qui l’entoure.
Elle réalise alors qu’elle est prisonnière de son propre corps. Dans son sillage déroutant, l’Homme Coquillage lui apprend que "l’homme doit continuer à vivre, et ce faisant apprendre à vivre avec lui-même". La féminité délaissée de l’héroïne s’anime à nouveau de désir et d’espoir. Teinté d’humour noir et d’un lyrisme limpide, ce tango entre deux êtres vacillants pose les jalons des thèmes qui traversent l’œuvre d’Asli Erdogan : l’enfermement mental, le mal-être, la violence et la douleur. "Je n’avais rien appris sur ce qu’était au fond vivre. Tout le monde a peur du noir, mais il faut savoir s’ouvrir à la lumière que les ombres portent en elles."Kerenn Elkaïm