Qui a peur de l'ornement ? On connaît la distinction entre beaux-arts et arts décoratifs. Les premiers sont considérés comme majeurs, les seconds mineurs : la peinture, la sculpture, l'architecture sont l'essence même de l'art ; les éléments de décor, le mobilier, la faïence, l'orfèvrerie... ne font qu'agrémenter et s'agréger au chef-d'œuvre principal (le tableau, la statue, le bâtiment). S'ils embellissent le quotidien, c'est sans prétendre au statut de « beau » véritable. La décoration n'est-elle pas par définition superfétatoire ?
Figure du classicisme à la suite d'un Winckelmann, Karl Philipp Moritz (1756-1793) est également associé au mouvement Sturm und Drang et précurseur du romantisme allemand. L'auteur de Concepts préliminaires à une théorie des ornements a élaboré une réflexion profonde sur la notion d'ornement. Un ornement non plus assujetti à une œuvre dont il ne serait que le faire-valoir mais un ornement substantiellement lié à l'art. Reparaît son texte novateur dans une édition revue et augmentée. À la préface signée Danièle Cohn, pendant vingt ans aux rênes de l'excellente collection « Æsthetica » chez Rue d'Ulm, s'ajoute un essai de Clara Pacquet qui a dirigé Sur l'ornement, la refonte de l'édition de ce classique de la théorie de l'art.
Alors qu'en Prusse, à l'instar de la France et de l'Angleterre, s'ouvrent moult académies des beaux-arts, que les arts décoratifs en pleine période rococo rivalisent d'ingéniosité en production d'arabesques et de rocaille, le débat sur l'ornement fait rage en Allemagne. Les hérauts de la pureté classique qui mènent la charge ne voient dans « la pulsion de la décoration » que dégénérescence du dessin et déclin d'une beauté aux lignes rigoureuses.
Car à quoi servent au fond ces variations de motifs ad infinitum, ces foisonnantes volutes décoratives à n'en plus finir sinon à brouiller le message, occulter la raison d'être, le sens intrinsèque (logos) de l'œuvre originelle ? Moritz répond que l'ornement correspond à un besoin psychologique et anthropologique : celui d'une mise en ordre, une soif de rythme et d'ordonnancement qu'assouvit la répétition du motif. L'ornement vient de ce qui est « ornatum », « ordonné » en latin, selon l'ordre des choses : ses fondements, c'est l'harmonie du cosmos même. Moritz, tenant d'une conception symbolique de l'œuvre, octroie à l'ornement une place à part entière dans le système des arts, c'est-à-dire une autonomie parmi les autres pratiques artistiques. Cette idée de création plastique sans lyrisme égotique (« les abus de l'imagination ») est fort moderne et préfigure une forme d'abstraction : « Moritz envisage, souligne Clara Pacquet, le génie comme puissance, non pas individuelle, mais impersonnelle parce que cosmique. » Ainsi le formule-t-il sans ambages : « Chaque belle totalité de l'art est en petit une empreinte du beau le plus haut dans le Tout de la Nature. »
Sur l'ornement
Rue d'Ulm
Tirage: 1 600 ex.
Prix: 22 € ; 280 p.
ISBN: 9782728808632