La déchéance d'un homme. Si l'ère de la post-vérité semble advenue, c'est bien dans le réel que Karine Tuil puise la matière de ses romans et la glaise avec laquelle elle façonne ses personnages. Par nature, la glaise est une matière imperméable, comme l'est en apparence Dan Lehman, ancien président de la République dont l'ascension, la chute et la survie en milieu hostile forment la trame de La guerre par d'autres moyens. Côté face, le sexagénaire porte beau - un charme à la Nanni Moretti, silhouette mince, yeux noirs perçants, barbe poivre et sel impeccablement taillée -, père épanoui de la petite Anna, fruit de son second mariage avec l'actrice allemande Hilda Müller, de vingt ans sa cadette. Mais côté pile, Lehman doit affronter l'ennui engendré par l'échec de sa réélection et le regret d'avoir quitté Marianne, la mère de ses trois premiers enfants, pour « une femme trophée sur laquelle il n'avait jamais pu compter ». Sans oublier les attaques des journalistes, les commentaires négatifs sur son dernier livre et sa prochaine comparution pour trafic d'influence et corruption. Dans l'espoir de colmater « chaque brèche intérieure », Lehman boit. L'alcool est l'une des voix du roman, l'altération qu'il génère figurée dans le texte par une police ondoyante, à l'image du sol se dérobant sous les pas du président déchu. Son poison rencontre la voix de Marianne qui, malgré tout ce que Lehman lui a fait subir, tient encore à son ex-mari.
La plongée dans la vie de Lehman s'avère d'autant plus vertigineuse que le lecteur assiste non seulement à la déchéance d'un homme, mais également à celui de son entourage proche, aspiré par le vortex de ses ambitions politiques récompensées puis déçues. « Le succès, ce cadeau empoisonné, ça te tombe dessus, on te l'offre, tu dis merci, tu penses que c'est la chance de ta vie ; en réalité, tu ne le sais pas encore, ça va faire le vide autour de toi. » Ces mots, qui pourraient être ceux de Lehman, appartiennent à Marianne, dont la carrière d'écrivaine a été sacrifiée au profit de celle de son époux, et qui aurait dû devenir première dame si la « décompensation érotique » n'avait encouragé Lehman à la quitter pour une femme plus jeune. Comme si l'humiliation publique ne suffisait pas, Marianne se retrouve confrontée à sa rivale lorsqu'Hilda est choisie pour incarner sur grand écran l'héroïne d'un de ses romans… Des couloirs de l'Élysée à la montée des marches du festival de Cannes, ce récit aussi implacable que jubilatoire plonge le lecteur dans les coulisses d'un pouvoir synonyme d'aliénation, et manifeste de manière éblouissante le talent de son autrice, redoutable analyste des cercles de pouvoir et de leur cruel mécanisme.
La guerre par d'autres moyens
Gallimard
Tirage: 90 000 ex.
Prix: 22 € ; 384 p
ISBN: 9782073072764