Au départ, il y a la victoire. La grande, celle de l'Angleterre, d'un vieux lion, d'un roi bègue et d'un peuple obstiné sur les forces du mal. Pour résumer. Au départ, c'est donc ce jour triomphal de mai 1945 où, non loin de Birmingham, la paisible bourgade de Bournville et ses habitants qui ne le sont pas moins s'autorisent timidement un chouïa de liberté, un feu d'artifice, une messe, un discours, un passage par le pub local. Parmi eux, une gamine de 11 ans, Mary, qui se glisse dans la foule sans pouvoir masquer son enthousiasme, auprès de sa mère, de son père, d'un collègue de celui-ci, Mr Lamb, accompagné lui de son fils Geoffrey, déjà adolescent. Geoffrey et Mary. La grande aventure commence, celle d'un couple, d'une vie, de leurs trois enfants, leurs cinq petits-enfants. Celle d'un pays aussi, sur plus de trois quarts de siècle. En somme, un long chemin vers la liberté qui sera d'abord celle des consciences. On retrouvera les deux tourtereaux, fiancés, en 1953, pour le couronnement de la reine Elizabeth, avènement aussi du poste de télévision dans les foyers. Il y aura la joie des enfants le jour de la finale de la Coupe du monde de football 1966 opposant l'Angleterre à « l'ennemi héréditaire », la République Fédérale d'Allemagne.
Puis, l'investiture du prince de Galles, son mariage avec Diana Spencer, la mort de Diana, l'irruption sur la scène politique nationale de Boris Johnson et le Brexit, enfin une vieille dame face à son destin, ses souvenirs, des secrets tardivement révélés, Mary toujours, en plein confinement du Covid et pour le soixante-quinzième anniversaire de la Victoire. Tout a changé autour de Mary, autour de Bournville, au début cité ouvrière créée de toutes pièces pour abriter les employés des chocolateries Cadbury, dans un esprit social, conservateur, quaker, emporté par le vent de l'Histoire et de l'évolution des mœurs. Ainsi, les trois fils de Mary sont chacun à leur façon sortis du moule : un musicien s'avouant gay sur le tard, un autre qui épouse une femme noire et un écrivain en proie à un doute ontologique...
Arrivé à ce stade, le lecteur de ces lignes serait assez fondé à penser que tout ceci n'est pas sans lui rappeler les romans et la manière d'un Jonathan Coe, celui de Testament à l'anglaise, Bienvenue au club, Le cercle fermé ou Le cœur de l'Angleterre (Gallimard, 1995, 2003, 2006 et 2019). Bien vu, puisque c'est effectivement le cas du Royaume désuni, par lequel le romancier renoue avec l'ambition la plus vaste et ses thèmes de prédilection. Le procédé qui pourrait être quelque peu artificiel visant à accompagner les personnages lors de chaque grande date de l'histoire anglaise contemporaine est au contraire d'une grande force narrative grâce au talent coutumier de Coe pour camper les uns et les autres, leur donner tout à la fois, sans recours excessif à la psychologie, une voix et un corps. Il est vrai que là, cela lui est facilité par sa profonde connaissance de ce décor de Bournville, lui qui est né et a grandi non loin alors que ses tantes étaient employées à la chocolaterie... Ce n'est pas seulement un grand écrivain que l'on retrouve dans ces pages, c'est aussi un ami cher...
Le royaume désuni (Traduit de l’anglais par Marguerite Capelle)
Gallimard
Tirage : 45 000 ex.
Prix : 23 € ; 496 p.
ISBN : 9782072990878