Avant-critique Thriller

Chats perchés. Campé sur ses habituelles positions, Harry Hole est accoudé à un bar de Los Angeles. C'est à peine s'il lève le nez de son verre pour acquiescer à notre joie de le retrouver pour une treizième enquête. Sa compagne de beuverie du jour se prénomme Lucille et n'augure d'aucun matin serein. Pire, l'ancienne actrice septuagénaire a engrangé à elle seule plus de dettes que n'importe quel studio d'Hollywood. Pour effacer l'ardoise de la pochetronne et calmer de dangereux Chicanos et usuriers chicaneurs, Harry accepte de mettre ses compétences borderline au service d'une richissime ordure aussi norvégienne que lui. Retour à Oslo donc pour l'ex-flic, agent sale du coup, chargé de blanchir le magnat -Marcus Røed, accusé des meurtres ultra-cinglés de ses jeunes liaisons. La trame est tissée, le marathon est lancé.

Après un détour très réussi par la nouvelle (le recueil De la jalousie, 2022), Jo Nesbø remet sur le métier tous les crins de son savoir-faire, soit une maîtrise absolue dans l'art de rendre fluide, léger et magnétique un pavé de six cents pages, sans pour autant négliger l'usage du style et de la petite phrase qui fait admirablement la différence. Jamais avare de références ni de dérives, il nous glisse également en filigrane quelques clins d'œil au Roméo et Juliette de Shakespeare, comme des réminiscences de sa réécriture dystopique de Macbeth publiée en 2018.

En une cinquantaine de chapitres concis et aussi francs du collier qu'une chanson des Talking Heads, REM ou David Bowie, évoqués par l'auteur, lui-même musicien reconnu, caracole une histoire aussi démente que la majorité des sociétaires du casting. De Harry Hole et son équipe de bras cassés aux divers suspects et protagonistes collatéraux, nous pistons tous les parcours jusqu'à leur télescopage. Les personnages s'enchevêtrent, chacun apportant ses humeurs et ses déductions, ses hantises et ses psychoses. On ne peut pas parler de suspense puisque la folie nous est clairement exposée d'emblée mais, en matière de tension et de contrepieds, Éclipse totale atteint des sommets. Jo Nesbø nous ouvre certes toutes les pistes mais se fait un malin plaisir de brouiller chaque issue. Des portes s'entrebâillent, puis communiquent, sans pour autant dissiper la totalité des célèbres nuages qui obscurcissent Oslo. Alors, forcément, l'orage n'est jamais loin. Et il gronde lorsque le besoin de vengeance décuple l'imagination, lorsque la haine confine au plus mortifère des génies. Restons météorologiques d'ailleurs avec ces conflits de masses d'air entre d'inno-cents coupables et de fautifs absous. Rien n'est blanc, rien n'est noir. Le manichéisme se défile et les inhibitions tombent. Même les souris flirtent avec les chats, pour peu qu'on leur parasite le cerveau. Parlons-en du cerveau : l'organe central du roman justement. Ici, chaque encéphale bout et déborde, du plus cartésien au plus taré. Sans pour autant dévoiler un génial procédé meurtrier, nous parlerons d'une sorte de symphonie criminelle, d'un crescendo rare, de fugues et de ballades, voire de balades tant on se perd sur les sentiers méandriques de neurones aussi aiguisés que parfaitement azimutés. Et question neurones obscurs, ceux de Jo Nesbø carburent à plein régime.

Jo Nesbo
Éclipse totale. Une enquête de Harry Hole
Gallimard
Tirage: 50 000 ex.
Prix: 22 € ; 592 p.
ISBN: 9782072896163

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