Dalloz vient de publier, sous le titre Le Droit d’auteur au temps du Front populaire, le texte du très intelligent projet de loi sur le droit d’auteur et le contrat d’édition qu’avait rédigé Jean Zay et que le professeur Jean-Michel Bruguière a exhumé pour le commenter avec intelligence.
Jean Zay voulait moderniser le droit d auteur issu de la Révolution, et faire de l’auteur un « travailleur intellectuel » que la loi et une gestion collective des droits d’exploitation protégeraient.
Rappelons que, à compter du 6 juin 1936, il a été en effet un Jeune ministre de l’Éducation et des Beaux-Arts du Front populaire.
Il n’a pas trente-deux ans lorsque Léon Blum décide de lui confier l’un des postes clés de son gouvernement. « Il faut un jeune à l’Éducation nationale, j’ai pensé à vous », lui lance le chef du Front Populaire. Après avoir été élu plus jeune députe de France en 1932 sur la liste du parti radical, le voilà donc bombardé plus jeune ministre de la Troisième République.
La fonction lui va comme un gant. À l’époque, le mot réforme est synonyme de progrès, il induit une volonté politique de rendre la société meilleure et de transformer les idéaux de 1789 en réalité.
Deux mois après sa prise de fonction, il fait voter par l’Assemblée la prolongation de l’obligation scolaire de treize à quatorze ans et amorce, dans la foulée, un vaste programme de construction d’établissements scolaires et de créations de postes d’enseignants afin de désengorger des salles de classe parfois surchargées. Puis il introduit dans les écoles et les universités les cours de sport et encourage l’initiation à de nouvelles disciplines artistiques telles que le cinéma.
Sur le front de la culture, le jeune ministre n’est pas en reste. Résolu à démocratiser l’accès de tous au patrimoine national, il réduit les tarifs d’entrée dans les musées et les théâtres. Il encourage les initiatives visant à développer la lecture – c’est lui qui est l’origine de la création des bibliobus.
On lui doit le Festival de Cannes et l'ENA
Chacun a tendance à l’oublier, mais Jean Zay aura également été l’instigateur du festival de Cannes. En 1938, navré de constater que la Biennale de Venise n’est qu’une machine vouée à instrumentaliser le cinéma à des fins de propagande fasciste, il se prononce pour la création d’un festival dont l’objectif est de « faire de la France chaque année le centre mondial du cinéma. » Cannes n’est la seule des initiatives imaginée par Jean Zay à devoir connaître un avenir hors du commun. Quelques mois après sa nomination, il dépose à la Chambre le projet d’une École nationale d’Administration, dont le but déclaré est d’offrir à tous les citoyens la possibilité d’entrer dans la haute fonction publique. Conscient qu’il lui faudra affronter quantité de rejets au sein des rangs de la vieille garde conservatrice jalouse de ses prébendes, le jeune ministre tente de désamorcer l’inévitable levée de boucliers en proclamant devant la représentation nationale, en une forme de défi qui fera florès : « Quel enfant du peuple a jamais pu être ambassadeur ? »
L’énergie déployée par Jean Zay pour arracher à la poussière l’utopie révolutionnaire est loin, très loin, de soulever un enthousiasme unanime. Dans les années 1930, être un fils des Lumières comme le ministre de l’Éducation nationale n’a de cesse de s’en réclamer, n’est pas chose facile.
La réaction fait feu de tout bois. Elle s’exprime avec une brutalité qu’il serait évidemment absurde de comparer à ce qui s’exprime aujourd’hui. Et pourtant, le fascisme contemporain puise bien ses racines quelque part.
La cible idéale
Jean Zay, juif, franc-maçon et socialiste promu ministre de l’Éducation nationale constitue une cible de choix pour les futurs stipendiés de Vichy. À leurs yeux, il est l’antéchrist, le ministre de « l’École sans Dieu ». Et pour que le tableau soit complet, les mêmes le taxent d’homosexualité. Dans son numéro du 22 juillet 1936, le journal Je suis partout exhibe une caricature du nouveau ministre, « un drapeau planté entre les fesses ».
La hiérarchie catholique, qui n’a pas digéré la loi de 1905 entérinant la séparation des Églises et de l’État et aux yeux de laquelle Jean Zay incarne le pire des successeurs, monte au créneau. Le 29 octobre 1936, les cardinaux français publient une lettre à l’attention de leurs ouailles. Le propos est sans équivoque, il vise celui qui est ministre de l’Éducation depuis quatre mois à peine et que l’on dépeint sous les traits d’un sanguinaire bolchevik. « Notre pays, il faut l’avouer, a connu peu d’heures aussi graves… s’inquiètent les cardinaux. Les principes du droit à la propriété, du droit à la liberté, du respect de la parole donnée et des contrats consentis qui constituent les fondements de la civilisation, nous les voyons aujourd’hui systématiquement violés et, ce qui est plus grave encore, on les regarde comme des préjugés qu’il faut définitivement écarter… La vraie cause, nous ne le redirons jamais assez, c’est l’athéisme pratique auquel notre pays semblait s’être résigné pour la vie nationale. Car, Dieu, chassé officiellement de partout, est devenu pour les masses le “Dieu inconnu”, et du même coup l’ordre moral et social dont il est le nécessaire fondement devait chanceler et tombe… Oui, il faut chasser de nos écoles ces virus révolutionnaires… »
Le coup de sang de la hiérarchie catholique paraît néanmoins bien tiède en comparaison des attaques qui déferlent depuis la presse d’extrême droite. C’est à Orléans, ville dont Jean Zay est le député, que les insinuations sont les plus féroces. Dans Le Journal du Loiret du 21 août 1937, on lit alternativement : « Jean Zay agent des Loges [maçonniques] », « Quand Israël est grand pédagogue », ou encore : « C’est l’esprit révolutionnaire internationaliste qui, chaque jour, davantage, s’installe à l’école primaire avec la complicité de Torche-Zay. »
Léon Blum, Jean Perrin et Jean Zay- Photo CNRS
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Le Front populaire
La victoire du Front populaire en 1936 représente l’ultime soubresaut de la France héritière de 1789. Il n’en est que plus beau. Il l’est d’autant plus que ces deux années, exceptionnelles dans la vie de la République française, auront obstinément refusé tout fatalisme. Jamais Léon Blum et son gouvernement n’auront abdiqué face au délire de haine dont ils ne cessèrent d’être l’objet. Sous la pression des partis les plus à gauche de la coalition dirigée par Léon Blum, des avancées sociales majeures vont rendre l’espoir à des centaines de milliers de citoyens.
Or, aux yeux des théoriciens de l’extrême droite éperdue de fantasmes sur la grandeur perdue de la France et la nécessité de sa régénérescence, Léon Blum représente le pire des symboles. Nombreux, sans doute même majoritaires dans le paysage des lettres hexagonales, généralement riches parce que issus de la vieille bourgeoisie conservatrice, souvent monarchiste, presque toujours provinciale, mais venus faire leurs études à Paris et déversant leurs diatribes dans une flopée de revues connaissant une diffusion et un écho très larges, ces intellectuels possèdent une force de frappe incomparablement supérieure à celle que peut aligner leurs adversaires de gauche. Ils ne se privent pas d’en profiter.
Léon Blum, Jean Zay avec lui, ce sont les Juifs, la race sans mythe ni patrie, le peuple errant, ils sont ces déracinés maudits par Maurice Barrès dans un roman du même nom devenu le livre de chevet et la référence de toute cette génération pourtant formée aux meilleures institutions de la République.
Antisémitisme
Marcel Jouhandeau note dans Le Péril juif, 1937 : « Mais la pire calamité, non seulement imminente, actuelle, accomplie, réalisée déjà sous nos yeux, sans que personne ait seulement crié gare, c’est celle qui regarde l’éducation des enfants et des jeunes Français : M. Jean Zay, un Juif, a entre les mains l’avenir vivant de ce pays : il peut en pétrir à sa guise, à sa mode, la matière et l’esprit. Tout dépend de sa volonté et en effet il vient de réformer l’enseignement (…). Ainsi l’on ne chante pas seulement l’Internationale dans les rues ; à l’oreille de l’enfant, à l’oreille du jeune homme, dans nos écoles, on fredonne d’autres paroles moins grossières sans doute, mais qui, pour être plus subtiles, n’en ont pas moins le même sens et les mêmes visées et peu à peu, quand on l’aura longtemps bercé de cette chanson, quand il aura oublié qu’il est français, l’héritier d’un grand peuple et d’un merveilleux passé, devenu homme, il se réveillera l’esclave du Juif. »
Les lignes publiées par Léon Daudet dans le numéro de L’Action française du 30 juin 1936 relèvent d’un genre assez voisin : « Le cabinet du Talmud a confié le portefeuille de l’Éducation nationale à un Juif inconnu du nom de Jean Zay… L’ordre de la synagogue rejoint ici celui du synagogueneau qu’est la loge maçonnique. » Et le même, dans un numéro du même journal mais daté celui-là de juillet 1939 : « En balayant de l’œil les honteuses inepties que le Juif Torche Zay a proféré au Concours général, je songeais que la décomposition du parlementarisme se mesure à l’avilissement de ses ministres et notamment de celui qu’on appelait naguère de l’Instruction publique (…). Maintenant pour le cent cinquantième anniversaire de cette sanglante ordure qu’on appelle la Terreur, la démocratie est allée chercher Jean Zay dans la tinette du Sinaï. Right man in right place. C’est ce qu’on appelle le redressement. »
Tel est le poison qui infuse à l’intérieur des têtes pensantes de l’extrême droite française de l’entre-deux guerres. Faut-il poursuivre ? Un dernier exemple, peut-être, avec ce passage de L’École des cadavres où Céline, comme ses camarades de combat, tire à boulet rouge sur le cosmopolite Jean Zay. Exemple intéressant, parce que, au-delà de la paranoïa propre au cas Céline, il est symptomatique du ressentiment d’une partie de la petite bourgeoisie française, dont l’écrivain est issu, à l’égard de ses élites. Cet extrait est également symptomatique – mais ce n’est pas contradictoire avec l’hypothèse qui précède – de la mesquinerie et des aigreurs dont Céline est la proie. En 1937, l’auteur à succès du Voyage au bout de la nuit avait proposé un projet de ballet à l’occasion de l’Exposition universelle, dont le ministère de l’Éducation nationale, alors entre les mains de Jean Zay, n’avait pas voulu. Les lignes qui suivent sont revanchardes, elles sont aussi le parfait reflet de l’antisémitisme célinien.
« Vous savez sans doute que sous le patronage du négrite juif Jean Zay, la Sorbonne n’est plus qu’un ghetto. Tout le monde le sait. Mais il existe encore un sous-ghetto, une sorte d’intrait de ghetto à l’intérieur même de la Sorbonne, que vous entretenez aussi, de vos derniers contribuables, et qui s’intitule (pour les têtards assujettis) “l’École pratique des hautes études”. Une synagogue en surpression ! Le comble des culots juifs ! Le panache de notre insurpassable connerie de gogo goyes ! »
Il faut non seulement célébrer Jean Zay en le plaçant au Panthéon, mais aussi relire ses textes, au-delà de ses Souvenirs et solitudes pour se frotter à son plaidoyer pour le droit d’auteur à la française.
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Par
Élodie Carreira
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