Livres Hebdo : Jacqueline Jacqueline (Seuil, 2021) était un livre très personnel sur votre épouse écrit juste après sa disparition. Quand la terre était plate parle de votre mère Suzanne, morte depuis longtemps... Pourquoi avoir attendu tant d’années ?
Je me suis aperçu, maintenant que le rideau va bientôt être tiré, qu’à part L’atelier, je n’avais jamais vraiment écrit sur ma maman, je me suis surtout rendu compte de la femme qu’elle avait été – de son courage, de son sens du sacrifice. Le mot « sacrifice » est parfois galvaudé, mais pas dans son cas. Regardant des photos d’elle, je vois que c’était une belle femme qui pourtant avait renoncé à sa vie de femme. Certes, elle avait été mariée à mon père, mais même leur mariage était une espèce de mariage arrangé, c’était une union entre deux célibataires endurcis… Quand on vieillit et qu’on est écrivain, tout ce qu’on n’a pas dit se presse en nous, comme si les sujets se mettaient à réclamer : « Écris sur ci, sur ça, sur moi… » Ma mère, elle, n’a jamais rien réclamé. Alors, j’ai voulu lui rendre hommage.
Bien qu’il s’agisse de la vie de votre mère, vous avez adopté le ton du conte. Pourquoi ?
Le problème, c'est comment raconter une histoire vraie, surtout quand on ne la connaît pas. Dans le conte, on invente pour dire la vérité. J’aime les contes, moi-même en tant qu'enfant caché, ayant été privé de contes au coucher… J’ai très peu d’anecdotes qui me viennent de ma mère. Petit, je préférais lire un bouquin qui me parlait de cowboys et d’Indiens plutôt que de l’entendre raconter comment sa famille avait traversé l'Europe pendant la guerre de 14, comment elle était arrivée dans un pays qui est aujourd’hui l’Ukraine et qui ne s’appelait pas encore l’Ukraine, où il y avait des pogroms… Pas que cela ne nous intéressait pas, mon grand frère et moi, mais on ne l’écoutait pas. Quant à mes grands-parents qui auraient pu me transmettre des histoires, ils ne parlaient que le yiddish.
D’où venait la famille de Suzanne ?
Ils étaient originaires de Brody, en Galicie, qui faisait partie de l’empire austro-hongrois et était située le plus à l’est de la zone où vivait une vaste communauté juive, mieux tolérée sous les Habsbourg que par les Russes. Tous ceux qui voulaient échapper aux pogroms ou à la révolution bolchévique devaient passer par cette ville. Brody, c’était l’équivalent de Calais pour des migrants espérant refaire leur vie ailleurs. Mais les Juifs de Brody n’étaient pas ceux de Vienne – assimilés, plus cultivés, plus riches. À la fin du XIXe siècle, fuyant la misère, ma famille maternelle, – des tailleurs modestes – s’est retrouvée à Paris, où ma mère est née. Chez eux, on ne parlait pas le français, et quand éclata la Première Guerre mondiale, ils ont tous été envoyés dans un camp. Les autorités françaises hantées par l’espionnage les assimilèrent à des Autrichiens, l’ennemi.
Mais n’est-ce pas le spectre de l’affaire Dreyfus qui plane encore ?
Elle est née un an après que Dreyfus a été innocenté, mais l’antisémitisme est encore partout, quand à sept ans, elle est internée. Et cela a continué après la Première guerre. Les plus grands esprits de l’époque, les écrivains les plus célébrés étaient antisémites : Bernanos, Giraudoux pour ne citer qu’eux. Quand j’ai écrit Dreyfus… une pièce autour de la figure du capitaine dans le monde yiddish, en Pologne, c’était une façon de parler de ma mère indirectement… Mais à nouveau, j'ai voulu raconter cette période, cette fois à travers une femme, qui a vécu en France, qui a été internée pendant la Première Guerre mondiale, qui durant la Deuxième Guerre mondiale a perdu son mari avec lequel elle ne s’entendait pas, qui sous l’Occupation ne devait pas sans savoir où étaient ses fils puisque la règle était qu’une mère ne sache pas l’endroit où étaient cachés ses enfants afin qu’elle ne livre pas l’information en cas de rafle… Mais c’est cette expérience du camp de ma mère qui m’a donné l’envie d’écrire, de faire son portrait. C’est là qu’elle a dû apprendre la langue par elle-même, presque à son insu. Ne pouvant pas être scolarisée, elle parlait pourtant le français sans accent, comme Arletty, c’était une vraie Parigote.
Comme toujours dans votre théâtre, il y a toujours l’humour qui désamorce le drame…
De la farce plus que de l’humour, on rit du décalage, de l’absurde. La farce, c'est la copie du réel à peine décalée, comme une photo un peu surexposée, mais très peu.
Jean-Claude Grumberg, Quand la terre était plate, Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 165 p., 19 €