Livres Hebdo - Pouvez-vous définir l'entité Place des éditeurs ? Comment avez-vous organisé l'ensemble ?
Jean Arcache - Place des éditeurs s'est constitué au départ autour des Presses de la Cité, et les marques se sont greffées les unes aux autres au fil du temps et des actionnaires. On a petit à petit ajouté à ce groupe généraliste des domaines plus spécifiques, comme le tourisme en 2005 avec Lonely Planet, et la jeunesse en 2008 avec Hemma. Depuis mon arrivée à sa tête en 2000, je travaille à son organisation. Plutôt que de découper l'ensemble, j'ai préféré rassembler les marques autour de trois grands pôles, la littérature, l'illustré et la jeunesse, afin de multiplier leur efficacité et de démultiplier les efforts éditoriaux. L'arrivée d'Anne-Laure Aymeric, directrice déléguée pour la littérature générale, a permis aussi de définir trois directions déléguées : Anne-Laure Aymeric pour la littérature générale, donc, Frédérique Sarfati pour l'illustré et le tourisme, et Grégoire Arseguel pour le marketing et le commercial. S'y ajoutent Anne Chamaillard pour la communication et la publicité et Catherine Reimbold, notre secrétaire générale. Place des éditeurs, c'est désormais un catalogue de 4 200 ouvrages et de 2 600 titres numériques, 950 nouveautés par an, une équipe de 120 salariés et un chiffre d'affaires de plus de 100 millions d'euros en 2011.
Comment Place des éditeurs fait-il face à la crise ?
La littérature a extrêmement bien fonctionné en 2011 avec une croissance de 7 %, et l'ensemble Belfond-Presses de la Cité se positionne comme le premier éditeur de littérature étrangère selon GFK, notamment grâce aux trois tomes du dernier Murakami, qui ont dépassé les 500 000 exemplaires chez Belfond. Malgré les difficultés économiques, l'illustré est stable et le tourisme est en croissance. En revanche, la jeunesse chez Hemma est en régression parce que le réseau des hypermarchés subit violemment la crise. Pour Hemma, nous venons de recruter un nouveau directeur venu de la presse, Gérald Dewit, trilingue, français, anglais, néerlandais, car Hemma publie aussi directement en néerlandais. Le premier semestre 2012 est satisfaisant mais il est encore trop tôt pour dresser un bilan de l'année, les ventes de la jeunesse et de l'illustré se faisant au second semestre.
Comment expliquez-vous cette résistance ?
Place des éditeurs a un vrai savoir-faire de la mise sur le marché des auteurs étrangers. Nous savons comment bien les vendre, comment bâtir leur image, comment construire leur lectorat. Notre secret réside dans la mise en place d'une relation forte avec les lecteurs. Nous les contactons et nous les tenons régulièrement informés de ce que nous faisons. En 2000, nous avions un club de 15 000 fans de Danielle Steel. Aujourd'hui nous avons un fichier renseigné de 250 000 lecteurs, et en 2013 nous créerons le club Place des lecteurs. Notre but est, comme le fait Amazon avec "vous avez aimez... alors vous aimerez", de faire dialoguer un passionné de New York, lecteur de guides de voyage sur le forum de Lonely Planet, avec un amateur de romans policiers. Croiser les avis de lecteurs démultiplie l'envie d'acheter et de découvrir, d'autant plus que le temps qui est désormais consacré à la découverte d'auteurs et de livres nouveaux est en constante diminution.
Le club Place des lecteurs, les newsletters, les vidéos d'auteurs, les widgets, les applications gratuites iPhone/iPad pour Harlan Coben ou Douglas Kennedy... forment tout un arsenal que nous utilisons pour informer les lecteurs et être attentifs à leurs réactions. Rebecca Smart, directrice de la maison d'édition britannique Osprey Publishing, racontait à Francfort que cet éditeur, spécialisé dans l'histoire militaire, avait créé un label de SF parce qu'il avait découvert grâce aux échanges sur le Net que ses lecteurs étaient tous passionnés par ce genre. Cinquante nuances de Grey a démarré en autoédition et a pris de l'ampleur parce qu'il a été plébiscité par le public : Internet est une nouvelle donne dont il faut tenir compte sans pour autant renoncer à un certain niveau de qualité. C'est en tout cas à la fois l'endroit où sont nos nouveaux auteurs et celui où s'expriment les goûts des lecteurs.
Comment voyez-vous l'avenir du papier dans ce contexte numérique ?
Le numérique ne cannibalise pas le papier. Au contraire, il augmente la visibilité du texte : c'est davantage un phénomène multiplicateur. En 2010 chez Place des éditeurs, le numérique représentait quelques dizaines de milliers d'euros, en 2011 quelques centaines, et en 2012, ça se chiffre en millions d'euros. Chez Belfond, le numérique représente désormais 5 % du chiffre d'affaires, soit cinq fois plus que le marché. La révolution n'est pas dans la vente des ebooks, puisqu'on ne connaît pas le marché, mais bien dans la manière de vendre les livres. Le développement de la relation au lecteur va de pair avec le développement du numérique.
Il faut aussi contrer Amazon, qui, avec Amazon Crossing, peut dire à ses lecteurs américains : "Vos amis français aiment ce livre, pourquoi n'est-il pas traduit ? Amazon le traduit pour vous." On ne peut pas laisser faire ça et les lois ne nous protègent que momentanément. La meilleure parade contre le piratage et la montée en puissance des e-commerçants mondiaux dont l'objectif n'est pas de vendre des livres est d'augmenter notre offre numérique.
Est-ce dans ce but que vous venez de passer un accord avec la plateforme Open Road Media ?
Avec Open Road Media, il s'agit en effet d'ouvrir les frontières numériques américaines à nos auteurs français. Avec l'aide à la traduction du Centre national du livre, nous avons décidé de traduire nous-mêmes leurs livres en anglais : pour l'instant, trois textes sont déjà disponibles, et nous avons un programme d'une douzaine de titres en 2013. Grâce à notre accord avec Open Road Media, nous avons pris le risque de traduire, de marketer et de diffuser : nous sommes les seuls à faire ça en France. Cela va aussi permettre à nos équipes de dialoguer avec un expert en marketing et de bénéficier des méthodes américaines.
Comment concrètement avez-vous intégré dans vos équipes cette dimension numérique ?
Nous avons vu assez tôt les vagues du tsunami numérique arriver. Il nous a tout de suite paru nécessaire d'en saisir les possibilités, d'être réactifs et efficaces, quitte à transformer ce qu'on possède pour l'affronter. Bien sûr nous avons un community manager qui va gérer notamment Place des lecteurs. Mais le métier d'éditeur a changé. L'éditeur se doit de maîtriser des outils comme les mots clés, les métadonnées, qui participent de cette liaison directe avec le lecteur, et tout ce qui peut faire émerger ses livres dans l'océan de publications. Nous avons tout de suite cherché à développer cette compétence en interne et investi dans la formation. Sur le modèle américain de Source Book, nous sommes partis du principe que "chaque personne est son double" et travaille à la fois le papier et le numérique. Nous avons créé une académie (PDE Académie) pour former les équipes : le but est de mettre leur expérience éditoriale au service du numérique.
Comment voyez-vous les prochaines années de Place des éditeurs ?
En 2013, nous fêterons les 20 ans de Lonely Planet en France (la marque est désormais troisième sur le marché et numéro un des guides monde), les 25 ans d'Omnibus, et le redéploiement de la jeunesse avec l'arrivée de Gérald Dewit à la tête d'Hemma et de Carine Fontaine, la nouvelle directrice éditoriale de Langue au chat. Nous développons la littérature française, dans la lignée de Françoise Bourdin, avec la venue de Juliette Joste chez Belfond, et les documents avec Abel Gerschenfeld aux Presses de la Cité. Pour Hors Collection, nous avons fait le choix de revenir à de très beaux livres de référence, sans avoir peur de pratiquer des prix élevés, comme pour l'Intégrale Uderzo, à 69 euros, ou l'Intégrale Marvel. Solar, éditeur de Masterchef, s'est lancé pour la première fois dans une coédition avec la Réunion des musées nationaux : Qui copie qui ? Nous avons aussi prévu une version collector et illustrée du Vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire et des coffrets. Paradoxalement, le numérique nous oblige à redonner de la force à l'imprimé, à inventer. Je reste optimiste pour le marché du livre. Mais il est clair qu'il dépend d'un renouvellement de l'offre, d'une relation plus étroite avec le lecteur et du développement du marketing social.