Soixante ans de vie commune : « L'une avait des toiles d'araignée dans les yeux, était ridée comme une vieille pomme de terre et n'avait pas plus la notion de l'avenir qu'une poule ; l'autre avait la mémoire qui flanchait, un rein en mauvais état et ses genoux grinçaient comme des charnières rouillées. » Soixante printemps ensemble autrement dit, un jubilée de diamant, si ce n'est que le couple que forment doña Olvido et Bruna n'en est pas vraiment un : ces deux-là vivent sous le même toit et dans un lien de subordination plutôt que de tendresse. L'une est la maîtresse des lieux, l'autre sa bonne.
Malgré leur âge avancé, « elles continuaient à vivre seules ». Si les vénérables protagonistes de Quelqu'un sous les paupières de Cristina Sánchez-Andrade, premier roman traduit de l'écrivaine espagnole née en 1968 à Saint-Jacques de Compostelle, rejouent le duo classique de la grande dame et de sa suivante (le chevalier à la Triste Figure et son Sancho Panza version féminine), ces héroïnes chenues prennent un tournant pour le coup original et nous entraînent dans un ibérique Arsenic et vieilles dentelles.
Cela faisait longtemps que « Madame » et « Bruniña » ourdissaient leur plan. « L'expédition » avait été retardée par les atermoiements de la domestique boulimique qui voulait toujours emporter trop de choses, des victuailles surtout. Cette fois est la bonne : Olvido se lève en jetant la couverture à terre et s'avance d'un pas chancelant vers la vieille Coccinelle, elle démarre, pas peu fière d'avoir été la première femme détentrice d'un permis de conduire à Saint-Jacques dans les années 1920. Pour l'occasion, Bruna a mis sa robe de mariée serrée et jaunie, et chaussé des lunettes de soleil tout en gardant ses pantoufles. Sa maîtresse a enfilé un manteau qui couvre à peine sa chemise de nuit. Ainsi affublées et chargées d'un volumineux « paquet », ces Thelma et Louise du troisième âge nous embarquent dans une fiction, dans des péripéties hautes en couleur où au rocambolesque contemporain se mêlent les ténèbres du passé, la guerre civile. La conductrice cacochyme, tout en essayant de tenir la route, regarde constamment dans le rétroviseur de son existence. Son mariage avec cet avocat de 25 ans son aîné aux sympathies galléguistes (mouvement régionaliste persécuté sous Franco) et réputé républicain, une belle-famille excentrique : une belle-mère insomniaque et un beau-frère collectionneur de poupées. Un road-trip décapant avec de la cocasserie à tous les virages.
Quelqu’un sous les paupières –Traduit de l’espagnol par Edmond Raillard
Jacqueline Chambon
Tirage: 3 200 ex.
Prix: 22,50 euros ; 304 p.
ISBN: 9782330121150