On avait déjà été secoué par la lecture de Sous la bannière étoilée, le recueil de nouvelles de Benjamin Percy, découvert en 2009 dans la dénicheuse collection "Terres d'Amérique" chez Albin Michel. Le canyon, son premier roman, est taillé aussi sûrement dans le même bois dur. Et l'on retrouve le terrain de chasse de prédilection du jeune auteur, ses "terres" de l'Oregon central où il est né en 1979, des thèmes et des personnages déjà esquissés dans les histoires courtes, une atmosphère qui n'est pas sans rappeler celle des livres de David Vann : cette tension qui se transforme en terreur, dans un environnement naturel puissant, un cadre de forêts et de rivières sauvages dont l'auteur restitue avec force le magnétisme. Et l'inquiétant banjo de Délivrance résonne (au propre comme au figuré) tout au long de ces pages.
On est à Bend, ville de pionniers grossie sous la pression immobilière, entre plateau désertique et montagnes à gibier (la chaîne des Cascades), pour s'intéresser à trois hommes d'une même famille, Paul, Justin et Graham, père, fils et petit-fils. A 12 ans, sous la contrainte de son dur à cuire de père, Justin a dû achever un ours blessé, et cet épisode initiatique continue de hanter ses nuits trente ans plus tard. Aujourd'hui, il est professeur de lettres, dans un lycée de la ville. Karen, sa femme, diététicienne, s'est mise à courir tous les jours depuis qu'elle a fait une fausse couche. Le couple, qui va mal, a un fils unique d'une dizaine d'années, Graham, enfant facile qui rêve de devenir photographe pour le National Geographic.
"Passer du temps entre mecs", c'est le programme proposé par Paul. Un week-end à camper, chasser le cerf et pêcher dans l'Echo Canyon avant que celui-ci ne disparaisse, remplacé par un golf et un "lodge" luxueux dont la construction imminente a été confiée à l'entreprise de Paul. Ce dernier est un homme des bois, bagarreur, à qui son fils n'ose tenir tête. "Il sent l'huile de moteur. Ses mains immenses semblent capables de déchirer des annuaires téléphoniques et de déraciner les arbres." Ce père craint a bien l'intention d'initier son petit-fils à la bière et au maniement de la carabine, pendant ces trois derniers jours d'avant la destruction d'un monde plein de dangers mais qu'il connaît depuis l'enfance. Et en dégustant le crotale tout juste tué qu'il fait griller sur le feu de bois, il se plaît à déniaiser le garçon en lui racontant d'effrayantes histoires de "sasquatch », leur yeti local.
Ménageant un oppressant suspense, Benjamin Percy suit alternativement, dans un montage parallèle, les protagonistes de la partie de chasse et les errances de ceux qui sont restés en ville, s'attachant aux pas de Karen mais aussi de Brian, un serrurier vétéran de la guerre d'Irak, rentré au pays en morceaux.
The wilding, titre original du roman, orchestre avec un sang-froid saisissant toutes les nuances d'une violence qui, de la plus secrète à la plus explicite, dévore aussi bien la nature que le coeur des hommes.