Actes Sud a été, mi-mars, un des tout premiers éditeurs à mettre en place un dispositif étendu de chômage partiel. Après deux mois de confinement, quel bilan en tirez-vous pour votre entreprise ?
Je crois qu'il est urgent de ne pas s'installer en mode bilan, mais de se projeter dans ce que nous allons faire maintenant et demain. Chez Actes Sud, nous avons toujours vécu notre métier en considérant l'écosystème auteur, éditeur, diffuseur, libraire. Nous avons notre diffusion propre, constituée en 1991 (en pleine guerre du Golfe, une autre période de crise) avec une majorité de femmes anciennes libraires. Nous avons des librairies. La fermeture des librairies, dont les nôtres, mi-mars, nous a plongés dans un état de sidération. Quand les librairies ferment, tout s'arrête, on l'a vu. La distribution s'est presque arrêtée. Même Amazon a dû suspendre son service. Aussi avons-nous mis en place le dispositif légal de suspension d'activité. Il est vrai que nous l'avons fait d'emblée, mais toutes les autres entreprises du secteur y sont venues. Nous nous sommes seulement dits que, dans le contexte actuel, les auteurs constituaient le maillon le plus fragilisé de la chaîne, d'autant que mars est le mois de démarrage de l’envoi des relevés de droits. Nous avons donc, pendant le confinement, maintenu la cellule droits d'auteur pour assurer les règlements, de même que la cellule ressources humaines et la direction financière, pour négocier avec les banques, gérer la trésorerie et payer nos fournisseurs. Le recours à la suspension d’activité était nécessaire pour passer cette période inédite, il nous permet de reprendre nos activités lorsque cela redevient possible dans de meilleures conditions. Comment, dans les semaines qui viennent, relancer un marché du livre qui se sera trouvé presque totalement à l’arrêt pendant deux mois ?
Il s'est radicalement arrêté. C'est hallucinant, et je trouve que la société, d'une manière générale, ne mesure pas suffisamment à quel point la culture et les industries culturelles sont parmi les principales victimes de cette crise. Des spectacles vivants aux librairies, le désastre n'est pas seulement économique. Cela frappe d'autant plus que la résistance à la pandémie et la solidarité se manifestent avant tout par la culture, avec par exemple ces gens qui organisent des concerts depuis chez eux, ou qui multiplient les initiatives et les expériences culturelles à leur domicile. Tout le monde a eu envie de recourrir au livre et de se rendre dans sa librairie dans cette période. Et d'ailleurs, dans les librairies, il faut saluer les nombreuses initiatives pour mettre les livres à disposition. Personnellement, j'ai toujours considéré que les librairies sont de première nécessité, comme les boulangeries pourrait-on dire, et j'ai été sensible au fait que, sans que ce soit une obligation, elles puissent ouvrir quand elles veulent. Je comprends qu'il y ait des prises de positions collectives pour protéger des libraires confrontés à de grandes difficultés. Beaucoup de petites librairies ne pourront pas financer leurs charges après deux mois d’arrêt. La forte baisse du chiffre d’affaires ne leur permettra pas d’assumer les frais de personnel et les frais généraux, notamment en centre ville. Le tissu de la librairie, exceptionnel, a été rendu possible grace à la loi Lang : il est urgent de prendre des mesures fortes pour la librairie, ainsi que pour l’édition dont certaines maisons sont terriblement fragilisées par cette situation, comme entre autres l’abandon des charges de cette période d’arrêt total de leur activité. Pour autant, toutes les initiatives prises par des libraires qui cherchent à maintenir les liens avec leurs clients, au-delà de l'économique, sont très importantes.
Comment appréhendez-vous l'après-confinement ?
Toute l'édition a réaménagé ses programmes pour que la reprise soit vivable pour tous, éditeurs comme libraires. Toute la chaîne du livre a travaillé de concert. Chez Actes Sud, des titres initialement prévus en mai ont été décalés à la rentrée, comme le nouveau roman de Mathias Enard, qui paraîtra en octobre. Il s’agit de laisser vivre les livres du 1er trimestre qui ont vécu un coma de huit semaines, pour reprendre l’expression de Bertrand Py, et ne pas empiler de façon absurde des livres en librairie. Pour la rentrée littéraire, sept romans forts dans le domaine français seront au rendez-vous et des textes marquants en littérature traduite comme le nouveau Salman Rushdie, ou le nouveau roman de Enrique Vila-Matas, et bien d’autres. En revanche, nous avons laissé à partir de fin mai et avant l’été des nouveautés dont le propos pouvait enrichir le débat, nous aider à penser l'évolution du monde. La perte de la biodiversité, le réchauffement climatique créent des dysfonctionnements graves. Le monde d'après est déjà dans le domaine du possible, les idées sont dans les livres, les livres sont dans les librairies... C'est une bonne base pour repartir. Quelle organisation va pouvoir accompagner ce programme dans la période qui vient ?
Dès 2013, nous avons repensé nos relations à la librairie sur la base de pratiques de confiance et de proximité. Nous avons changé notre organisation commerciale avec une seule grande équipe dans laquelle chaque représentant traite un petit secteur géographique au sein duquel il peut accompagner ses clients au plus près de ses besoins pour faire vivre chaque livre dans la durée. Aussi, lorsque, dès le 12 mai, nos représentants pourront retourner en librairie et le faire sans l'obligation de passer des nuits dans des hôtels... fermés. Grâce à la proximité, à l'élasticité, à l'accessibilité, nous sommes prêts. Et s'il sera difficile, pour la rentrée littéraire, d'organiser de grandes réunions, l'agilité acquise avec les outils numériques nous permettra de travailler autrement.
Quelle va être, dans les prochains mois, votre stratégie en matière de production ?
Nous avons fortement diminué le nombre de nos parutions entre la mi-mai et l'automne, en misant sur des nouveautés fortes pour mieux repartir. Nous ne laissons pas tomber les livres, mais nous essayons d'étaler leurs dates de sortie.
Partagez-vous le souhait de nombreux libraires que la crise soit l’occasion d’une réduction structurelle significative de la production de livres ?
Il y a beaucoup trop de livres, surtout de livres de circonstances, qui souvent surfent sur le succès de titres déjà parus sans vraiment rien apporter de plus. C'est à chaque éditeur d'apprécier cela, mais nous donnons un signal fort avec cette réduction d’environ 50% sur les mois de reprise, ce qui veut dire au bout du compte sur l’année 2020 une réduction d’environ 20%. Encore une fois, nous sommes dans un écosystème, il ne faut pas travailler en silos, mais en bonne intelligence avec les libraires comme avec la presse afin d’assurer un accompagnement optimal des livres.
Le redéploiement d’Actes Sud que vous avez annoncé cet hiver, associant les développements dans l’édition et la librairie à des initiatives dans l’événementiel comme le festival Agir pour le vivant est-il toujours d’actualité ?
Ce n'est pas un redéploiement, mais un projet en cohérence avec ce que nous portons. Nos livres portent des questions, des sujets qui nourrissent des rencontres. Nous en organisons déjà en librairie, notamment sur le rapport au vivant dont on voit qu'il est au cœur de la crise sanitaire actuelle, qui s'attaque à une humanité affaiblie par l'alimentation industrielle et la destruction de notre environnement. Les populations les plus menacées sont les plus pauvres, qui vivent dans des conditions très dégradées. D'où l'idée d'un forum récurrent, Agir pour le vivant, porté par l'association Le Méjan, Actes Sud et Communa, et imaginé autour de trois axes : penser le vivant, écrire le vivant et la fabrique du vivant. Arles, la plus grande commune de France riche par sa biodiversité, une terre de culture très marquée par les défis de l'époque, est le bon endroit pour l'organiser. Mais si nous avons été rattrapés par l'actualité, si notre problématique est au cœur de la crise actuelle, il était impossible de le faire le week-end du 19 avril comme prévu initialement. Nous visons la fin août, en partenariat avec les Rencontres d'Arles [qui ont annoncé leur annulation après l'entretien, ndlr].
Votre entreprise pourra-t-elle conserver les mêmes moyens, les mêmes ressources dans la période qui vient ?
Pour reprendre dans la même configuration qu'auparavant, il était en tout cas essentiel de suspendre l'activité. Nous subirons des pertes financières importantes compte tenu de la prévision de perte de chiffre d’affaires. Nous devrons travailler autrement – cela tombe bien que nous soyons en train de repenser notre système d'information. Mais je ne sais pas encore comment se passera la reprise. Dans quelle mesure cette crise a-t-elle fait évoluer votre vision du métier et votre perception de ses enjeux pour l’avenir ?
Elle n'a fait que me conforter dans la nécessité de notre métier, dans le bonheur qu'il y a à l'exercer, qu'il s'agisse de l’édition ou de la librairie, et bien sûr d’accompagner les auteurs, qui ont eux aussi soif de mettre en avant, de dialoguer avec les lecteurs et même de mettre en scène ce qu'ils font. Nous avons vraiment de la chance de pratiquer ce métier, il faut que cela puisse durer. Désormais, dans le monde, on pourra moins voyager : il faudra, plus que jamais, pouvoir voyager dans les livres.
Pour vous, qui avez été ministre de la Culture, que peut faire le gouvernement pour stimuler la reprise de l’activité sur le marché du livre ?
Il y a plus que jamais besoin d'un éveil au sensible. Lorsque j'étais ministre, j'ai soutenu l’importance de la pratique culturelle et artistique à l'école en triplant le budget comprenant celui dédié à l'accueil d'artistes et d'auteurs dans les établissements. Il faut aussi développer l'éducation aux médias, car on a plus que jamais besoin d'une presse très qualitative, de la radio ou encore de la télévision de proximité. Enfin il faut encourager "la culture près de chez soi". En France, à partir d'un budget culturel d’environ 20 milliards d'euros, relevant pour moitié du ministère de la Culture et pour moitié des collectivités territoriales, 150 euros par personne sont affectés dans la seule Île-de-France et 15 euros ailleurs dans le pays. Ce n'est pas soutenable, il faut travailler différemment.