Ça lui avait mis la puce à l’oreille. Premier roman, première mondanité - la soirée des Inrocks en 2003. Son livre Jouer juste figurait dans la sélection de rentrée de l’hebdomadaire, tout comme Univers, univers de Régis Jauffret. François Bégaudeau, beau joueur, voire bon élève, avait lu l’ouvrage de Jauffret, il se réjouissait de le rencontrer pour lui en causer. Sauf que ce n’est pas dans un pince-fesses, dût-il avoir lieu en pleine saison littéraire, qu’on parle littérature, voyons ! Quel bleu ! Que s’imaginait donc le primo-romancier ? Qu’à cela ne tienne, ce n’est que partie remise. Celui qui était passé par la scène punk-rock et la critique de cinéma aura à nouveau mainte occasion de frayer avec le milieu littéraire. C’est sa perplexité devant cette scène-là qui nourrit son nouveau roman, La politesse. De la même manière qu’il avait voulu rendre compte dans Entre les murs de "ce qui rate un peu" dans la pédagogie, Bégaudeau établit un état des lieux du monde du livre. La politesse évoque cette "bancalitude", ce dysfonctionnement au cœur du système : "L’objet littéraire n’est pas pris pour son contenu mais comme prétexte pour tout autre chose que la littérature."
Cabot et polémiste
Pour lui, cependant, le succès a été rapide. Entre les murs, roman sur son expérience de prof de français en banlieue, reçoit le prix France Culture-Télérama en 2006, puis est adapté pour le grand écran par Laurent Cantet. Le film, dans lequel l’écrivain joue son propre rôle, obtient la palme d’or à Cannes en 2008. François Bégaudeau "tourne" pas mal. Il faut dire que l’ancien chanteur de Zabriskie Point n’a rien perdu de sa prestance. Bretteur, cabot, ratiocineur, polémiste, c’est l’éternel empêcheur de tourner en rond aux allures de mec sympa, charmant, irritant - c’est selon -, entre jeune premier et premier de la classe. Signature en librairie, salon du livre, plateau de télé, table ronde… L’auteur de La blessure, la vraie se prête volontiers au jeu, s’immole tout entier pour "la cause des livres". Mais quid du livre, celui pour lequel on a été invité ? ! s’interroge l’écrivain. Depuis l’initial événement champagnisé de rentrée littéraire d’il y a plus de dix ans, c’est la même antienne. Est-ce une obsession ? Non, un diagnostic. François Bégaudeau observe "un absentement du texte".
La politesse est une "anthropologie subjective" assumée - l’observé, l’auteur invité, devient observateur. "C’est Tintin aux pays des lettres." Mâtiné de Zorro. Mais là le justicier n’est pas masqué, plutôt à poil. L’écrivain se met en scène en tant qu’écrivain. De Paris à Dax en passant par Landerneau, des quartiers bobos de la capitale aux trous paumés en région, aux zones périurbaines en déshérence, le narrateur sillonne la France, arpente le "champ littéraire" et dépeint ses acteurs avec une lucidité décapante. D’aucuns y verront de l’acrimonie, lui s’en défend. Ce n’est pas satirique, "tragi-comique" tout au plus. Tout le monde en prend pour son grade : critiques littéraires pas forcément littéraires, chroniqueurs de grande surface, libraires moins animés par l’esprit de résistance que par la logique du tiroir-caisse, leurs clients venus se faire dédicacer des bouquins sur un quiproquo. Combien de fois ne l’a-t-on pas confondu avec David Foenkinos ou un autre blockbuster éditorial ! Dans un épisode qui vaut son pesant de drôlerie, le narrateur participe à une émission de télé-réalité belge où un lecteur voit débarquer chez lui l’auteur dont il vient de lire le livre. Il remplaçait au pied levé mais sans le savoir Charles Dantzig, et le pauvre lecteur n’avait pu lire en catastrophe que vingt pages du Bégaudeau. Sur le plateau du "Grand journal" de Canal+, on s’ébaubit de l’hiatus entre le degré de culture (élevé) des animateurs, normaliens, agrégés de philo ou d’anglais, et le niveau des échanges ricanants suscités par ces derniers… En vérité, hormis une ou deux anicroches relatées telles quelles, pas de critiques ad hominem. David Foenkinos, précité et à mille lieues de l’esthétique de Bégaudeau, y apparaît éminemment sympathique. C’est le tableau à la fois désolé et touchant d’un petit monde paupérisé mais au fort capital symbolique où écrivains boursiers et stagiaires surdiplômés préposés à l’ascenseur grenouillent et où "les héritiers" règnent encore en maîtres.
L’écrivain qui se revendique de Nietzsche, Deleuze, Foucault, Bourdieu… n’aime rien de mieux que déconstruire, pointer les habitus d’un milieu, leurs faux-semblants. Ici comme dans Deux singes ou Ma vie politique (Verticales, 2013, repris chez Folio), exercice d’autodéconstruction idéologique, il est très conscient de son propre déterminisme : "Fils de prof touchant dans le champ culturel subventionné des sommes aussi substantielles qu’arbitraires complétées par le pré-héritage d’un appartement revendu 100 000 euros, je n’habite pas à Sarcelles." Et dans ce théâtre d’ombres de la sociabilité littéraire, il n’est finalement pas en reste. Il y a dans ces pages une scène magnifique où, parce qu’il est en train de prendre un verre avec d’autres camarades de plume, il ajourne une discussion avec Edouard Levé à qui il avait dit toute son admiration. Lui-même s’inclut "sur ce radeau de la Méduse".
Une affaire de happy few
Dites-nous, François Bégaudeau, tout est-il à jeter ? Ce n’était quand même pas mieux avant ? Non, la littérature a toujours été "affaire de happy few". La politesse n’est pas désespérée, veut-on bien croire. Dans une troisième partie qui rédime et donne tout son sens aux deux premières, François Bégaudeau imagine dans un futur proche - 2023 - une République des Lettres idéale, "polie" (on se lira), une anarchie où le narrateur devenu écrivain public restituera le vif de la vie des gens, où dans de vrais comités de lecteurs on approfondira des questions d’écriture, on votera sur des figures de style. Une utopie ? "Non, une hétérotopie", pas l’ailleurs d’un projet impossible, mais l’ici et maintenant dans l’altérité de l’interstice. La littérature se pratique sur le mode mineur. "Le mineur n’attriste qu’à l’aune majoritaire, qui ne mesure que du vent. Le mineur n’est invivable que s’il est un dépit. Joyeusement cultivé, désiré à l’exclusion de tout autre périmètre vital, le mineur est le seul lopin habitable."
La politesse, François Bégaudeau, Verticales, 294 p., 19,50 euros. ISBN : 978-2-07-014848-6. Parution : 5 mars.