Lors de la soirée à l'Institut du monde arabe, à Paris, commémorant la vie et l'œuvre du grand écrivain libanais Elias Khoury, disparu en septembre dernier, Farouk Mardam-Bey, qui fut son éditeur et ami, prononce un discours rappelant que l'auteur de La porte du soleil, ainsi que l'avait qualifié la presse libanaise pour saluer sa mémoire, était « innombrable ».
Elias Khoury était romancier, essayiste, dramaturge, journaliste, inlassable champion de la Palestine... Quant à Farouk Mardam-Bey, même s'il n'a pas écrit de fiction, lui non plus n'est pas sans posséder plusieurs cordes à son arc. Il a été directeur de la publication et membre du comité éditorial de la Revue d'études palestiniennes (1981-2008) aux côtés d'Elias Sanbar, actuel ambassadeur de la Palestine à l'Unesco, et de Leïla Shahid, ancienne ambassadrice de la Palestine auprès de l'Union européenne. Il a travaillé en tant que conseiller culturel de l'Institut du monde arabe, dont quatre ans également comme directeur de sa bibliothèque (1989-2008), il est essayiste, traducteur, auteur d'anthologies poétiques, d'ouvrages gastronomiques... Ainsi que directeur de Sindbad, le label d'Actes Sud dédié aux littératures arabes traduites en français et d'essais sur le monde arabe.
Pluralité des voix
Quoique sa formation juridique à Damas ne destinât pas Farouk à une carrière dans l'édition... Le jeune diplômé né à Damas en 1944 au sein d'une grande famille syrienne, descendant d'un grand vizir d'origine bosniaque, sous l'empire ottoman au XVIe siècle, vient en France pour poursuivre des études de droit mais bientôt bifurque vers la littérature et les sciences humaines... « Foucault, Deleuze, Althusser... la fin des années 1960 à Paris était une période d'effervescence intellectuelle extraordinaire », raconte de sa voix rauque l'ancien fumeur de cigare.
Ces années-là, après la guerre des Six Jours appelée la Naksa, (le « revers » en arabe, selon le mot de Nasser), « une humiliation terrible pour toute une génération de jeunes Arabes », suscita une brutale prise de conscience qui allait « lier la cause palestinienne à la démocratisation et à la chute de régimes politiques pourris ». Dans la première décennie du siècle, les printemps arabes ont levé des espoirs de démocratie dont la moisson des fruits n'est malheureusement pas encore venue... Entretemps, lire la poésie de Mahmoud Darwich, les romans d'Alaa Al Aswany, les essais de Samir Kassir... Un des chemins de la pluralité des voix dans le monde arabe passe par les livres que publie Sindbad.
Faire lire l'arabe
Sindbad, c'est 450 titres depuis la création de la marque, dont environ 300 traductions de l'arabe. Les titres en français sont des essais sur des sujets concernant la sphère arabo-musulmane). De Naguib Mahfouz - repéré bien avant son prix Nobel - au poète syrien Adonis en passant par le romancier algérien de langue française Mohammed Dib... La maison d'édition fondée en 1972 par Pierre Bernard n'a cessé, outre des classiques - le Coran traduit par Jacques Berque -, de promouvoir les plumes contemporaines du Maghreb, du Levant, d'Égypte... À la mort de son fondateur en 1995, Sindbad est racheté par Actes Sud. Jean-Paul Capitani, qui dirige alors la maison arlésienne, cherche quelqu'un pour poursuivre l'aventure Sindbad. Il téléphone au bibliothécaire de l'IMA, lui demandant si cela l'intéresserait de prendre les rênes de ce nouveau label chez Actes Sud. « Et comment ! » répond celui-ci. Et Farouk Mardam-Bey d'ajouter : « Nous avions travaillé ensemble, avec Pierre Bernard, sur le premier Salon euro-arabe du livre à l'IMA en 1990. »
En 2025, cela fera trente ans que l'éditeur d'Elias Khoury, d'Hanan El-Cheikh, d'Hoda Barakat, de Rachid El Daïf... et tant d'autres grandes voix du Moyen-Orient est au timon de cette belle entreprise de traduction et de diffusion d'une littérature bien vivante et novatrice, aussi bien dans ses thèmes que par son écriture.
Depuis sa création, Sindbad a élargi son catalogue afin de montrer une arabité diverse, loin du nationalisme étriqué, en faisant découvrir notamment des auteurs de la Péninsule arabique. Tel le Koweïtien Taleb Alrefai écrivant sur les conditions des travailleurs immigrés au Koweït (L'ombre du soleil, 2018) ou les tribulations d'une personne trans (Hâpy, 2022), ou encore sur un père confronté au djihadisme de son fils (Les portes du paradis, 2023). Sous la houlette de Farouk Mardam-Bey, le projet balzacien rendant compte du théâtre social dans sa globalité (conditions des femmes, des homosexuels, pression du religieux, corruption...) côtoie d'autres esthétiques moins réalistes - la SF ou le roman noir.
Dystopie égyptienne
En 2021 a paru Trois saisons en enfer de Mohammad Rabie « une dystopie qui se passe au Caire, d'une extrême dureté, très violente, très crue » sous la double marque Sindbad et Exofictions (label dirigé par Manuel Tricoteaux). Et récemment, Zaki Beydoun, avec un recueil de nouvelles fantastiques, sous influence kafkaïenne et borgésienne, Organes invisibles (2023). « Il n'est pas vrai, comme on l'entend souvent, rappelle Farouk Mardam-Bey, que l'arabe écrit soit sclérosé, figé dans la langue du Coran. L'arabe, comme toute langue, a évolué au cours des siècles, forgeant de nouveaux mots et empruntant des concepts étrangers. L'arabe médian des écrivains d'aujourd'hui intègre l'arabe dialectal, non seulement dans les dialogues mais aussi dans la narration, il est compris par tous les lecteurs du monde arabe. » Une modernité que goûtent avec le même bonheur les lecteurs francophones grâce aux traductions de Sindbad.