Dans le maelstrom des émotions. Pourquoi, dans les romans et les films destinés à l'intelligentsia, les histoires d'amour finissent-elles mal, alors qu'elles connaissent majoritairement une fin heureuse dans la production destinée aux classes populaires ? Comment la libération sexuelle des années 1970 a-t-elle favorisé l'émergence d'un « marché de l'amour » où la valeur d'un prétendant est déterminée selon des logiques économiques ? Comment nos sociétés individualistes déteignent-elles sur nos relations intimes ? Depuis la parution en 1997 aux États-Unis de son premier ouvrage, Consuming the Romantic Utopia, la sociologue Eva Illouz explore les liens entre sentiments et capitalisme, sphère privée et communication de masse, dans des ouvrages tels que Happycratie. Comment l'industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies (avec Edgar Cabanas, Premier Parallèle, 2018) ou La fin de l'amour. Enquête sur un désarroi contemporain (Seuil, 2020), devenus des références. L'originalité de son approche réside dans l'utilisation d'outils sociologiques (et non psychologiques) pour l'étude de nos émotions, et dans une variété d'exemples mêlant chefs-d'œuvre de la littérature mondiale, articles parus dans la presse féminine, statistiques générées par des sites de rencontres, posts d'influenceurs, traités philosophiques, autrement dit culture populaire et savoirs universitaires.
Dans Explosive modernité. Malaise dans la vie intérieure, Eva Illouz entend « analyser notre malaise contemporain » à travers des émotions clés telles que l'espoir, la déception, l'envie, la colère, la peur, la fierté ou la nostalgie. Autant d'affects désormais en prise avec les tensions à l'œuvre dans nos sociétés, au point de générer des « mutations du moi émotionnel » et de nous entraîner dans une « modernité explosive ». Ces émotions sont déclinées en une série de tableaux, passionnantes « incursions dans notre monde contemporain » émaillées d'exemples choisis tantôt dans les sciences sociales, tantôt en philosophie mais avant tout en littérature, « mine inépuisable pour mieux comprendre nos émotions et celles des autres ». Cette expérience de l'altérité est au cœur du travail d'Eva Illouz qui entend dans ces pages « nous aider à détourner notre regard de nous-mêmes et de nos émotions » pour mieux embrasser celles des autres, auxquelles nous sommes quotidiennement confrontés. Relire Madame Bovary à l'aune de cette Explosive modernité permet ainsi de comprendre pourquoi Emma, dont l'imaginaire kitsch est stimulé par une « consommation imaginative » régulée par l'ennui et la déception, est le prototype même de « l'héroïne dont les rêves, culturellement et économiquement fabriqués, échouent à déjouer leur propre décevante banalité ».
Qu'est-ce qu'une vie manquée ? Pourquoi a-t-on parfois l'impression de traverser sa vie sans en être l'acteur principal mais un simple figurant ? Quel rôle le déni joue-t-il dans nos existences ? Autant de questions soulevées par cet essai dont la lecture semble un miroir tendu à ce qui nous submerge sans que nous parvenions à mettre des mots dessus- ce qu'Eva Illouz réussit, dans la langue simple, claire, attentive à son lecteur, qui est la sienne.
Explosive modernité. Malaise dans la vie intérieure
Gallimard
Tirage: NC
Prix: 24 € ; 488 p.
ISBN: 9782073026484