Au cours de l’année 1815, Schopenhauer et Goethe s’écrivent assidûment. Les deux se sont rencontrés à Weimar dans le salon de la mère du premier et romancière à succès, Johanna Schopenhauer. Le futur auteur du Monde comme volonté et représentation n’a que 27 ans et est un jeune philosophe relativement obscur alors que le géant des lettres germaniques âgé d’une soixantaine d’années est au faîte de sa carrière. Le cadet soumet à l’aîné sa propre théorie chromatique imbue d’idéalisme transcendantal kantien (les couleurs sont en partie dans la rétine) et qui corrige la thèse "matérialiste" goethéenne (la couleur est dans la nature). Mais devant le silence de Goethe, il s’impatiente et supplie l’auteur de Faust de lui rendre son manuscrit. Ses sautes d’humeur, cette obsession jalouse du moindre commentaire sur ses œuvres se dégagent de la correspondance du héraut de la philosophie pessimiste, aujourd’hui disponible en "Folio essais" dans une traduction de Christian Sommer totalement révisée. Ces Lettres dans l’édition d’Arthur Hübscher enrichissent l’entreprise de retraduction par le philosophe susmentionné, né en 1971, et auteur d’un récent Mythologie de l’événement : Heidegger avec Hölderlin (Puf, "Epiméthée", 2017). On lui doit chez Folio, en collaboration avec Vincent Stanek, la refonte de la traduction du grand œuvre de Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation.
Adressées à son éditeur Brockhaus, à sa mère ou sa sœur, à son ami d’enfance français Anthime Grégoire de Blésimaire (ces missives sont rédigées en français), aux apôtres du pessimisme schopenhauerien : le plus ancien et "évangéliste principal" Friedrich Dorguth, Johann August Becker, Julius Frauenstädt "l’évangéliste en chef"… Ces Lettres, quoique fort diverses, laissent entrevoir la face privée du philosophe : un Schopenhauer impétueux, à la dent dure, aussi bien face aux problèmes spéculatifs qu’en matière pécuniaire. Avec Brockhaus il ne parle que contrats, point d’amitié. D’un critique il se réjouit que l’un de ses champions lui ait administré un "élégant et gracieux coup de pied au cul" (sic).
Même à ses disciples qui cherchaient à mieux saisir sa pensée par le truchement d’une expression plus directe, le théoricien du vouloir-vivre rechignait à faire faire des copies de ses lettres, de peur qu’elles circulent et soient publiées sans son imprimatur. Pourtant, cette forme-là cristallise bien les fulgurances de sa pensée, tels ces précipités en chimie qui corroborent le bien-fondé d’une théorie. Ainsi de ces quelques mots jetés sur le papier pour sa mère, et qui subsument la métaphysique du philosophe : "Le monstre de la quotidienneté écrase tout ce qui aspire à s’élever. On ne prend rien au sérieux dans la vie humaine parce que la poussière n’en vaut pas la peine. Pourquoi des passions dureraient-elles éternellement pour ces misères ?"
Sean J. Rose