«Beaucoup de gens écrivent car ils ne savent pas parler. » Une fois mise en confiance, Dominique Celis s'avère volubile, bouleversante et subtile. Née au Burundi, elle a connu « une enfance africaine solaire », à travers plusieurs pays. « J'y ai acquis une forme de liberté, de flexibilité et de solitude », propice à la lecture, avoue-t-elle. Son père belge, prof de math, bougeait au fil de ses affectations et des dangers qui guettaient sa femme rwandaise. « J'étais une enfant câline et émotive, qui percevait sa mère comme un dieu vivant. » Mais cette dernière n'était jamais la bienvenue, en raison de ses origines tutsies ou de sa couleur de peau. « Moi-même, j'ignorais que j'étais métisse avant d'arriver en Belgique », à l'adolescence. À Liège, son attirance pour la littérature l'oriente vers la philosophie dont elle devient agrégée. La guerre au Rwanda plonge Dominique dans la révolte. « Ma mère n'avait pas les mots pour exprimer son désarroi de réfugiée, confrontée au drame de sa famille persécutée. Son trauma n'était pas envahissant, mais je reste gentiment névrosée. » Un silence violent que l'autrice perçoit chez les rescapés de la Shoah ou du Rwanda, dont elle a souvent récolté la parole. « Ce pays blessé incarne ma vraie université. »
La culture rwandaise se montre pudique, alors « entrer dans le roman est la seule manière d'être dans le ressenti ». Pour cela, Dominique Celis adopte la voix d'Erika, une femme traversée par un flot de sentiments contradictoires. On y suit son intense correspondance avec sa sœur. Un épanchement douloureux qui parle de sa rupture avec Vincent. « Ce livre souligne l'oscillation entre l'Histoire collective et la petite histoire individuelle », tant les séquelles invisibles de la guerre se glissent au sein du couple et de la sexualité. C'est justement parce que l'autrice n'est pas une survivante du génocide qu'elle peut aborder sans gêne des sujets blessants ou dérangeants. Installée à Kigali après avoir quitté sa vie professionnelle et personnelle en Belgique, elle s'en empare avec sa plume tonitruante, admirée par Gaël Faye. Tantôt cette grenade littéraire s'apprête à être dégoupillée, tantôt elle pétille de libido et de vie. Le Rwanda apparaît comme un « laboratoire inouï », dans lequel victimes et bourreaux doivent cohabiter, comme si de rien n'était, mais « la reconstruction de cette fratrie abîmée est dure. Quel pari d'y associer mémoire et réconciliation. Ce mot m'arrache le cœur, or il faut réinventer le vivre-ensemble. Si nous sommes humains, nous devons faire ce chemin », affirme Dominique à travers ce couple sensuel, qui se livre à un duel avec ses démons et ses émotions amoureuses. « Aimer ici est très compliqué... Personne ne croit à l'amour occidental, capable de tout sauver, mais il est parfois lumineux. » Il renvoie inévitablement le duo à ses failles, sa nudité et sa vulnérabilité. Comment être un héros si on ne fait que fuir pour sauver sa peau ? Ainsi Erika doit apprendre à se réapproprier sa vie, son désir ou son corps. « On doit chercher un chemin de dignité pour soi-même et autrui. »
Ainsi pleurent nos hommes
Philippe Rey
Tirage: 6 000 ex.
Prix: 18 € ; 288 p.
ISBN: 9782848769592