Elle a marqué une édition jeunesse à l’aube de son âge d’or. L’éditrice Régine Lilensten, architecte discrète mais déterminée d’une vision novatrice de la lecture pour les enfants, s’est éteinte le 29 mai dernier à l’âge de 93 ans.
Née en 1931 sous le nom de Soszewicz, Régine Lilensten a connu une enfance difficile, échappant de peu à une rafle d’ampleur organisée en février 1943. Un épisode qu’elle retracera, plus de quarante plus tard, dans un récit sensible, Les étoiles cachées, publié en 1989 aux éditions Flammarion.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Régine Lilensten se faufile par la petite porte de l’édition pour travailler au milieu des livres. En adhérant au Parti communiste français (PCF), elle intègre le Centre de diffusion du livre et de la presse (CDLP), organisme distribuant et diffusant les productions éditoriales liées au PCF, en tant que « metteuse à part ». À l’époque, l’organisation regroupe quatre maisons : les éditions Sociales, celles de la Courtille, de La Farandole ainsi que Le Chant du monde.
D'ouvrière à directrice de maison
« C’était une époque où près de 20 % des communes étaient communistes. Toutes ces structures éditoriales étaient donc un peu l’œil de Moscou », raconte Jean Lilensten, fils de Régine Lilensten, connu comme planétologue et directeur de recherche au CNRS. Avec le soutien de Michel Feintuch – dit Jean Jérôme – figure majeure de la Résistance et du Parti, désireux d’y insuffler un nouveau souffle culturel, Régine Lilensten gravit les échelons. En 1971, elle est finalement propulsée à la tête des éditions jeunesse La Farandole, succédant à Madeleine Gilard.
À l’origine, les structures éditoriales du Parti visaient à diffuser l’idéologie et la culture politique soviétiques. Un principe dont Régine Lilensten a cependant volontiers fait abstraction. « Pour Maman, ce n’était pas cela qui comptait. Elle avait une éthique et parlait beaucoup de transmission », se remémore Jean Lilensten. Pour le scientifique, qui a toujours cultivé un fort attachement à sa mère, Régine Lilensten a toujours suivi ses intuitions et ses envies éditoriales, ouvrant le catalogue à des auteurs comme Yvan Pommeaux ou Pef, considérés, aujourd’hui, comme des voix emblématiques du secteur. « Surtout, souligne-t-il, elle a fait de La Farandole l’une des plus grandes maisons jeunesse de France ».
Création des éditions du Sorbier
Après huit ans d’aventures durant lesquelles Régine Lilensten a donné vie aux collections « Mille Épisodes » ou encore « Toutimages », Messidor, groupe dans l’orbite éditoriale communiste, rachète la maison et entreprend de licencier une partie des salariés. « Dans les années 1980, le parti communiste a connu un déclin important, détaille Jean Lilensten. Mais Maman a refusé de congédier les personnes qui travaillaient avec elle. Elle était très agacée et a finalement claqué la porte du groupe. »
Malgré sa déception, Régine Lilensten rebondit avec une nouvelle création : les éditions du Sorbier. D’abord tournée vers la fiction pour adultes – avec des pointures telles que Tom Sharpe ou Daniel Pérec – la maison change rapidement de cap, l’éditrice décidant finalement de renouer avec la littérature jeunesse. Ce virage ne tarde d’ailleurs pas à faire ses preuves, grâce à des titres désormais élus au rang de classiques tels que Les Contes russes illustrés par Bilibine, les Histoires comme ça de Kipling par May Angeli, Les aventures de la sorcière Camomille de Rosa Capdevilla ou encore la série Lola, imaginée par Yvan Pommeaux, resté fidèle à celle qui l’a révélé au grand public.
« Elle adorait les livres et privilégiait toujours l’œuvre à la rentabilité »
« Régine a connu un parcours assez extraordinaire. C’était une femme libre, indépendante, dotée d’une grande énergie communicative. Elle portait les autres et était capable de leur accorder toute sa confiance. Par-dessus tout, elle adorait les livres, et privilégiait toujours l’œuvre à la rentabilité », se souvient Odile Belkedder. Ancienne bibliothécaire, celle-ci avait été repérée par la directrice du Sorbier, qui lui confia la collection « Passages », une série de « textes littéraires à redécouvrir » au format poche, destinés aux jeunes dès 10 ans et publiés entre 1995 et 1999.
De son côté, Anne-Catherine Faucher, présidente de l’association Les Amis du Père Castor dont faisait partie Régine Lilensten, garde le souvenir d’une femme « aux cheveux flamboyants » et à la forte personnalité. Les deux femmes, rencontrées pour la première fois aux éditions de La Farandole, ne se quitteront d’ailleurs jamais vraiment. « Lorsqu’elle a lancé les éditions du Sorbier, elle cherchait quelqu’un pour la fabrication. Finalement, j’aurai travaillé neuf ans à ses côtés », partage Anne-Catherine Faucher, évoquant avec tendresse l’attention d’une femme qui, pendant sa grossesse, lui « ramenait toujours des fraises Tagada ».
Une travailleuse infatigable
Près d’une décennie après la création des éditions du Sorbier, la santé de Régine Lilensten a toutefois commencé à décliner, la contraignant en 1998 à céder la maison au groupe La Martinière qui cherchait alors à se doter d’un pôle jeunesse. « À l'époque, elle s’est beaucoup battue pour que le groupe conserve ses salariés, et elle a obtenu cette condition », fait savoir Odile Belkeddar. « Après cela, je suis restée un an et demi à La Martinière mais ce n’était plus pareil. Nous avions un peu été placardisées », raconte quant à elle Anne-Catherine Faucher.
Cette cession aurait d'ailleurs pu marquer le retrait de l’éditrice du monde de la littérature, pour profiter de sa retraite. Il n’en fut rien. Inépuisable, Régine Lilensten s'est lancée par la suite dans la création de la Maison des illustrateurs, avec l’objectif de mettre en lumière les coups de crayon talentueux, souvent relégués au second plan dans un secteur priorisant alors les contenus narratifs.
« Après avoir travaillé avec nombre d’entre eux, elles les connaissaient tous et surtout, elle était aidée de sa copine de toujours, Catherine Mathieu », précise Jean Lilensten. Après la fermeture de l’association en 2011, Régine Lilensten suit ses envies et ouvre une galerie de peinture à la Butte aux Cailles, jusqu’à ce que sa santé, conjuguée au poids des années, impose peu à peu la fin d’une carrière menée tambour battant.
Pour lui rendre hommage, ses anciens amis et collègues militent désormais pour qu'une pensée lui soit accordée lors de la prochaine édition du Salon du livre et de la presse jeunesse (SLPJ) à Montreuil.