"Malgré tous les revers du siècle, il fallait continuer à croire au roman. Aucun instrument ne pouvait capter avec une telle précision et une telle richesse de nuances la complexité du réel." Alvaro veut y croire. Il veut croire que le roman, celui au moins qu’il se propose d’écrire, comblera le vide de sa vie de jeune homme sans qualités. Il lui faut moins un thème - l’amour, l’argent, le crime y pourvoiront - que des personnages. Dans l’immeuble où il réside, sa concierge, un couple de voisins et un vieillard un peu atrabilaire joueront ce rôle. Alvaro les espionne et peu à peu s’essaie à en faire les jouets de sa fiction paranoïaque. Mais certains jeux, ceux qui flirtent avec la mort et la douleur sont dangereux, y compris pour leurs concepteurs.
Le mobile, premier roman de Javier Cercas, surprendra les lecteurs fervents des Soldats de Salamine ou d’Anatomie d’un instant (Actes Sud, 2002 et 2010). Cette fable métaphysique et absurde nous fait découvrir un romancier braconnant sur les terres de Borges et de Bioy Casares. Aussi, la publication concomitante du Point aveugle, recueil de conférences données par Cercas à l’université d’Oxford, est-elle bienvenue pour comprendre la profonde cohérence de l’œuvre. L’auteur a beau dévider de livre en livre l’écheveau des errements identitaires et des faux-semblants démocratiques de son pays, le "motif caché dans le tapis" de toute l’œuvre, c’est l’interrogation sur le romanesque. A la manière du Barthes de la fin, pour Cercas, le roman est le sujet même. Et ce Point aveugle est son art poétique et son discours de la méthode. Comme à sa façon, l’était déjà, il y a trente ans, Le mobile. O. M.