Quand la Chine se morcela. Au moment où l'Empire romain d'Occident se fissure, celui de Chine éclate lui aussi. C'était l'époque des Trois Royaumes, racontée par un classique chinois du XIV^e siècle et un fameux film de John Woo en 2008. La sinologue Danielle Elisseff se propose de nous relater à son tour cette histoire qui se jouait au III^e siècle, celle d'un empire en perdition, et qui résonne toujours dans la Chine de Xi Jinping avec le fantasme d'une unité à préserver et à retrouver notamment lorsqu'il est question de Taïwan.

Pour comprendre les enjeux mémoriels d'une telle histoire, la biographe de Puyi (Perrin, 2014) se propose de faire l'archéologie d'un désastre. Archéologie parce que cette discipline nous livre de nombreux éléments nouveaux sur cet événement et parce que ce qui est considéré aujourd'hui comme une catastrophe a été oublié pendant des siècles avant de resurgir par le biais de la littérature. Avec une belle fluidité, l'historienne nous entraîne pas à pas dans un III^e siècle très lointain. Elle nous guide dans cet empire naufragé avec des seigneurs sanguinaires, des impératrices manipulatrices, des eunuques tripoteurs et des moines manœuvriers.

La dynastie des Han s'effondre comme un comme un château de cartes. Les raisons de ce « début de la fin » ne sont pas claires. Toujours est-il que l'unité n'est plus. Les chefs de guerre s'emparent du territoire divisé en trois pays, celui de Wei, celui de Shu et celui de Wu. Avec beaucoup de pédagogie, l'archiviste-paléographe nous explique la réalité de ces trois régions − une scène déjà gigantesque et très peuplée sur laquelle retentit « comme un interminable roulement de tambour annonçant le tonnerre et le chaos » −, la déréliction d'une société avec la révolte des Turbans jaunes, la bataille de la Falaise rouge et une pensée bouddhiste qui n'est ni comprise ni admise dans les milieux populaires fidèles au chamanisme.

Voir s'écrouler un empire de quatre siècles en si peu de temps donne une idée de la fragilité de ces ensembles que l'on pensait impérissables. On constate aussi la force des héros, ces piliers de la mémoire populaire que l'on maquille au gré des époques. « Quand une société s'effondre, ses rouages se délitant les uns après les autres, le danger est grand qu'elle s'efface dans les mémoires, à moins que n'en surnagent, comme les débris d'une épave, quelques parcours spécifiques, des récits de vies, prenant forme d'exemples d'autant plus intéressants qu'ils sont à la fois bons et mauvais ».

Entre ombre et lumière, ce sont bien ces histoires qui ressurgissent sous la plume de l'historienne, avec au centre, celle de Cao Cao, fourbe, violent et d'une « cruauté écœurante ». Avec lui, le prestigieux État unitaire s'efface dans la brume du passé. Le cauchemar de ce terrible III^e siècle demeure enfoui jusqu'à ce que la littérature puis le cinéma le ravivent. De ce « mythe fondateur » réinventé par l'actuel pouvoir chinois, il reste une aventure fascinante qui nous plonge au cœur des racines profondes de l'empire du Milieu.