Si je devais dire seulement une chose à propos de Paul Otchakovsky-Laurens, ce serait qu’il était un juif et un catholique. Né juif, et profondément intellectuel, profondément curieux de cette manière spécifiquement juive. Et élevé catholique après avoir été adopté quand il était enfant pendant la guerre, ancré fermement dans la tradition catholique que la France incarne. Pas religieuse de la façon dont les catholiques italiens ou espagnols le sont, mais plutôt laïque, si bien que sa foi résidait dans la religion extatique qui constitue le cœur de l’activité littéraire, la voix de la littérature, à laquelle il croyait au plus profond de lui avec tant de ferveur.
Paul et moi dînions traditionnellement ensemble le samedi soir de la Foire de Francfort, cela tombait souvent le jour de son anniversaire. Je lui apportais toujours un cadeau, et ce rituel me donnait beaucoup de joie car j’honorais ainsi notre amitié et je saluais aussi sa place éminente, comme l’un des très rares grands éditeurs de son temps.
Il y avait une traditionnelle fête russe à la Foire, dans le Frankfurter Hof, et Paul aimait y aller, s’asseyant à l’une des tables rondes où était posée au centre une grande bouteille de vodka. Une année, à l’une de ces fêtes, il s’est penché vers moi et m’a murmuré : "La marque d’un grand livre n’est pas ce qu’il te donne mais ce qu’il te prend." Une phrase qu’aurait pu prononcer Christian Bourgois, l’éditeur parmi les plus singuliers et les plus passionnés de la génération précédente, auprès duquel il avait débuté à l’âge de 24 ou 25 ans. Je me sentais honoré d’être avec lui, d’apprendre de lui, même si Paul n’était pas exactement un professeur. Il était trop impatient et ardent pour enseigner, il se considérait plutôt comme un passeur sensible, un récepteur accueillant, un lecteur attentif, pas un écrivain mais un peintre peignant sur une toile composée par les visions des autres.
Les spectateurs du dernier film de Paul, Editeur, remarqueront que les voix qui lui parlaient et parlaient pour lui étaient des voix frémissantes. Pas les voix assurées, mais les voix craintives qui ne peuvent se retenir de parler. Il les défendait, souvent au début de leur carrière, ces voix d’écrivains auxquelles aucun autre éditeur ne se serait intéressé, Atiq, Marie, Emmanuel, Leslie, dont l’écriture était différente et ne ressemblait à aucune autre. Et pourtant, presque par magie, il avait le talent de les rendre intelligibles, de les faire accepter et enfin célébrer, parce que sa foi en elles était inébranlable.
Même à New York, lorsque Paul et Emmie nous rendaient visite, ils se débrouillaient toujours pour dénicher des adresses inconnues, des boîtes étranges dont je n’avais jamais entendu parler, comme un bar downtown caché dans une station de métro abandonnée. Sa joie de vivre, qu’il partageait avec Emmie, embrassait la littérature, et la culture française, mais surtout, la vie elle-même, dans sa douceur et sa dangerosité. d Traduit par V. R.