« Au commencement était la peur. » Elle évolue à l'intérieur d'une petite fille, qui grandit « impasse Verlaine », titre du premier roman somptueux de Dalie Farah. L'abcès n'étant toujours pas crevé, l'angoisse ne fait que croître au fil des années. La voilà adulte à Thiers, ce coin d'Auvergne où elle enseigne la philosophie, une matière qui constitue sa colonne vertébrale. Alors qu'elle s'apprête à aller donner un cours, elle se fait presque écraser par une voiture. Le klaxon retentit, mais elle n'a qu'un réflexe : un doigt d'honneur. Le chauffeur lui hurle dessus. Elle le regarde droit dans les yeux et refait son geste. La réaction ne tarde pas, puisque cet homme agressif la gifle. Par ricochet, cela fait écho en elle à tant d'autres coups.
« Pourquoi la violence et moi et moi et moi ? », s'interroge l'auteure qui revient sur d'autres épisodes révélateurs. Les professeurs sont souvent confrontés à une certaine agressivité, même dans leur mission d'éducation. Comment ne pas songer à Samuel Paty, cet enseignant décapité l'an dernier parce qu'il transmettait à ses élèves l'idée de liberté d'expression ? « La violence n'est pas née du néant. Elle a toujours été là. » Voilà pourquoi la narratrice revient aux sources de la sienne. Omniprésente, la violence physique et psychologique n'est jamais reconnue et souvent mise sous silence. Elle revient sous diverses formes pour envahir tous les champs du quotidien. Si le roman précédent de Dalie Farah explorait celle qui sévit dans le cadre familial, celui-ci la décrit dans la vie de tous les jours. Cassée durant son enfance, cette enseignante idéaliste semble vouloir réparer quelque chose. Mais entre l'utopie et la réalité, il y a un gouffre... Son parcours exemplaire questionne le déterminisme social et scolaire. L'héroïne « donne de l'espoir, elle est l'espoir, un chef-d'œuvre de la République, première de sa classe. Applaudissements ». En pleine crise identitaire, cette rebelle se cherche, se perd, se cogne ou s'oblige à briller pour flatter son père, mais elle reste éternellement en guerre. « Sa vie est un fait d'armes, sa survie aussi. Comme elle n'a jamais quitté son enfance, elle est constituée à 75 % de peur. » Celle-ci trouve racine dans des traumas invisibles. « Le danger vient de partout pour entrer à l'intérieur du corps féminin. Son corps est sa maison, une maison dont elle n'a jamais eu les clés. »
Sa plume ouvre pourtant des portes taboues. Elle tranche avec un premier roman lyrique. Ici, la langue est assortie aux claques, reflétant les coups de la vie dans leur brutalité la plus nue. Le fait d'écrire à la troisième personne permet à Dalie Farah de prendre une distance, parfois clinique, avec elle-même. À l'instar de sa nouvelle héroïne, « elle doit retrouver son corps émietté »et « aimer la vie ». Cette résiliente a besoin de clamer ses blessures, afin de sauver sa peau et de nous encourager à en faire autant. « Elle n'a pas tout dit, ne peut pas tout dire. Plus elle écrit, moins elle a peur. L'écriture ne soigne pas, l'écriture déterre les corps pour les faire parler. » Quitte à ne pas y aller de main morte.
Le doigt
Grasset
Tirage: 5 000 ex.
Prix: 19 € ; 224 p.
ISBN: 9782246824114