Claude Simon, auteur du Nouveau roman, Prix Nobel de littérature en 1985 et mort en 2005, a ses fidèles qui se sont regroupés en 2003 en Association des lecteurs de Claude Simon. Il a aussi une personne, Mireille Calle-Gruber, qui est titulaire du droit moral sur les œuvres de Claude Simon et veille jalousement sur elle. Or, pour l’édition 2023 de leur revue annuelle, l’Association des lecteurs de Claude Simon souhaitait publier onze photographies prises par Claude Simon, extraites notamment de l'ouvrage « Photographies » 1937-1970 (Maeght, 1992). Ces clichés devaient illustrer un texte intitulé « C'est l'homme : Claude Simon anthropologue. L'exemple des Gitans » rédigé par Dominique Viart, qui avait fondé l’association. A la suite du refus de Mme Mireille Calle-Gruber, l'Association a introduit une action en injonction d'autorisation de reproduction et en dommages et intérêts.
Leçon de choses
Le tribunal judiciaire de Paris avait autorisé l'Association des lecteurs de Claude Simon à publier les onze photographies et condamné Mme. Mireille Calle-Gruber à payer 1.500 euros à titre de dommages et intérêts à l'association. Elle interjetait appel devant la Cour d'appel de Paris (Pôle 5, chambre 1). Et pour tenter de se défendre, elle opposait à l’association un certain nombre d’arguments.
Le premier consistait à soutenir que l'objet de l'association, défini dans ses statuts, renvoyait exclusivement à l'œuvre littéraire de l'auteur, excluant son travail de peintre ou de photographe. La Cour a répondu qu'il n'était pas démontré que l'objet social réduisait explicitement l'œuvre de Claude Simon à sa seule contribution littéraire. L'intention des fondateurs était d'entendre « l'œuvre » de Claude Simon dans son acception la plus large, englobant l'ensemble de ses créations artistiques, y compris peintures et photographies.
Le deuxième portait sur la titularité des droits patrimoniaux. Mme Mireille Calle-Gruber prétendait que l'autorisation de publication nécessitait la justification préalable de la détention des droits patrimoniaux. La Cour a jugé que la titularité des droits d'exploitation sur ces photographies, qui n'est pas revendiquée par Mme Mireille Calle-Gruber, est dès lors indifférente à l'action engagée par l'Association, qui ne vise qu'à obtenir l'autorisation de publication de onze photographies sur lesquelles Mme. Mireille Calle-Gruber exerce le droit moral de l'auteur. Par ailleurs, l’Association justifiait avoir sollicité et obtenu l'autorisation de publier les onze photographies, auprès de l'ayant droit de Claude Simon, puis des éditions Maeght, titulaires des droits d'exploitation ; chacun ayant simplement rappelé à l'Association la nécessité de recueillir l'aval de Mme. Mireille Calle-Gruber en sa qualité de titulaire du droit moral de l'auteur.
Le troisième portait sur l'autorisation d'agir en justice donnée au président de l’Association par le conseil d'administration qui aurait été invalide car elle précédait la connaissance des motifs détaillés de son refus de publication. La Cour a écarté cet argument en relevant que le refus de publication avait déjà été motivé par Mme. Mireille Calle-Gruber par courriels antérieurs, et que le conseil d'administration était informé du contexte du refus considéré comme abusif lors de l'autorisation donnée en mai 2023.
La Corde raide
Mais le cœur de la décision portait sur l'appréciation du refus de Mme Mireille Calle-Gruber, titulaire du droit au respect de l'œuvre (Article L121-1 du CPI) et son caractère abusif. En effet, cette dernière justifiait son refus en invoquant des exigences très strictes de Claude Simon quant à la qualité des tirages, le cadrage, le format, le papier et l'ordonnancement de ses photographies, notamment pour son ouvrage d'art « Photographies ». Elle estimait que le prélèvement des onze photographies de la composition initiale portait atteinte à l'intégrité de l'œuvre. La Cour a écarté ces arguments en se fondant sur deux constats principaux :
La nature de la publication
La revue « Cahiers Claude Simon » n'est pas une revue d'art mais un ouvrage scientifique destiné à commenter l'œuvre de Claude Simon. Par ailleurs, il n'est pas démontré que Claude Simon lui-même avait eu les mêmes exigences formelles pour les articles à vocation purement scientifique que pour ses propres publications d'art. Claude Simon avait d'ailleurs déjà autorisé des auteurs scientifiques à publier certaines de ses photographies dans des ouvrages ou revues à vocation scientifique, sans respecter les exigences de qualité de papier, calibrage ou composition.
La rupture avec les pratiques antérieures
La Cour a considéré le 12 novembre 2025 (n° RG 24/06113) que le refus constituait une rupture manifeste avec les pratiques antérieures de Claude Simon. En effet, l'Association a versé aux débats des exemples d'autorisations données par Claude Simon ou son épouse, ayant droit moral pendant plus de douze années, permettant la reproduction de clichés extraits d'ouvrages d'art dans des formats et compositions différents. De manière ironique, la Cour a relevé que Mme. Mireille Calle-Gruber elle-même imposait à l'Association des règles qu'elle n'appliquait pas à ses propres publications scientifiques ou artistiques, reproduisant des photographies dans des formats modifiés, des couleurs altérées, ou en modifiant l'ordre d'ensembles photographiques, et s'en justifiait par la volonté de montrer les « états antérieurs » ou le « matériau premier ».
Au regard de ces éléments, la Cour a donc conclu que le refus de Mme Mireille Calle-Gruber de publier les onze photographies était notoirement abusif. Cet arrêt rappelle que l'exercice du droit moral, bien que perpétuel et inaliénable, doit être tempéré par l'interdiction de l'abus de droit, notamment lorsqu'il contredit les pratiques établies par l'auteur lui-même ou par les ayants droit précédents, en particulier dans le contexte d'une publication à visée scientifique.
Alexandre Duval-Stalla
Olivier Dion - Alexandre Duval-Stalla
Alexandre Duval-Stalla est avocat au barreau de Paris et écrivain. Ancien secrétaire de la Conférence du barreau de Paris (2005) et ancien membre de la commission nationale consultative des droits de l’homme, il est le président fondateur de l’association Lire pour en sortir, qui promeut la réinsertion par la lecture des personnes détenues, et du prix littéraire André Malraux.
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