Livres Hebdo : En chair et en os, « collectif pour une traduction humaine » dont vous faites partie, s'est constitué à l'été 2023. Publié en octobre de la même année, son manifeste a été signé par 20 000 personnes, dont plusieurs Prix Nobel de littérature, auteurs et traducteurs. Pourquoi cette année-là fut-elle un tournant ?
Chloé Thomas : ChatGPT a été rendu accessible au public en 2022, avec une version gratuite. Cela n'a pas tout changé pour les traducteurs et traductrices car la traduction automatique était déjà là depuis longtemps, mais cette arrivée a porté cette question dans le débat public. On entendait partout que les traducteurs allaient disparaître, augmentant l'acceptabilité sociale de l'idée que tout pouvait être traduit par des machines. Le collectif s'est constitué en réponse à ça.
L'Association des traducteurs littéraires de France (ATLF) a révélé, lors d'une enquête menée en 2022, que 14 % des traducteurs interrogés avaient été confrontés à une demande de « post-édition », autrement dit un travail sur texte après intervention d'une IA. En quoi est-ce une pratique problématique selon vous ?
Dans le domaine de la traduction pragmatique et technique, les agences de traduction ont de moins en moins de scrupules à vendre explicitement des prestations variant selon le degré d'intervention humaine. Mais il faut bien comprendre que même une post-édition où on demande à la traductrice de se référer au texte source ne sera jamais de la qualité d'une traduction : quand on traduit, le premier jet est le moment où on entre dans le texte, où on va se poser des questions. Si on est privé de ce premier contact, il y a des erreurs ou des platitudes stylistiques qu'on n'aurait pas faites soi-même, mais qu'on ne va pas forcément voir. C'est un phénomène documenté, « le biais d'ancrage ». Par ailleurs, là où la traduction peut être ludique, joyeuse, la post-édition est extrêmement laborieuse : on est dans la recherche d'erreurs, ce qui crée une fatigue cognitive. Enfin, la traduction est un muscle. Si on se retrouve avec des gens qui ne font plus que de la post-édition, ils vont désapprendre à traduire. Il y a donc un risque de perte de compétences.
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La traduction d'édition est-elle concernée par le recours à la post-édition ?
On commence à le voir, même si ça ne concerne généralement pas la traduction littéro-littéraire. Dans l'édition, l'IA rentre aussi par d'autres biais que la traduction elle-même, notamment dans le marketing, pour faire les 4e de couverture par exemple. Certaines maisons font aussi des traductions automatiques pour prendre connaissance d'un manuscrit avant d'acheter des droits, plutôt que de commander une fiche de lecture à une locutrice de la langue source, ce qui soulève plusieurs questions. Comment un éditeur choisit-il un texte ? Est-ce uniquement l'intrigue qui l'intéresse, puisque la traduction automatique par IA ne dit rien du style ? Je pense qu'on va revenir assez vite de cet usage qui ne présente pas de gain, ni qualitatif, ni financier, pour les maisons d'édition.
Vous vous opposez donc à toute forme d'utilisation de l'IA en traduction ?
Ces outils ne sont pas satisfaisants en termes de qualité. Par ailleurs, au sein du collectif, nous sommes très fermes sur le fait que l'IA est une catastrophe écologique, sociale et éthique. Aussi, très peu d'usages de l'IA nous paraissent pertinents.
Certains contrats de traduction comportent désormais des clauses sur le non-recours à l'IA, que ce soit pour la traduction ou le moissonnage des œuvres. Ces garde-fous vous semblent-ils suffisants ?
Pour l'instant, ce sont des clauses essentiellement d'ordre symbolique parce qu'on n'a pas moyen de les faire appliquer. Elles s'opposent à une directive européenne de 2019 qui introduit une exception au droit d'auteur dite « exception TDM » [pour « text and data mining », soit « fouille de textes et données »]. Celle-ci est remise en cause notamment au regard de la convention de Berne qui stipule qu'il peut y avoir des exceptions au droit d'auteur mais que ces exceptions ne doivent pas porter de préjudice majeur aux auteurs.
Que pensez-vous d'un label « Création humaine », ou « traduit par un humain », proposé par certaines maisons ?
Nous sommes plutôt pour un label négatif qui obligerait à signaler quand l'IA a été utilisée pour un produit culturel. On ne veut pas que la traduction normale, humaine donc, devienne un produit de luxe ou une exception.
Dans le cadre de votre enseignement à l'université, comment abordez-vous la question de l'IA ?
En master de traduction, les étudiantes soulèvent souvent la question d'elles-mêmes à partir d'une crainte : « Est-ce que je m'embarque dans un métier qui n'a pas d'avenir ? » Par ailleurs, on n'aborde pas du tout le sujet du point de vue de la paranoïa, en se demandant si nos étudiantes vont utiliser l'IA ou pas. J'ai une sensibilité technocritique que je ne leur cache pas, mais je n'ai pas de position morale à avoir sur cet enjeu, c'est important qu'elles fassent leurs expériences. Je suis convaincue qu'elles constateront très vite que ce n'est pas ça qui est drôle dans la traduction et qu'en termes de gain de temps, ça ne marche pas. Il faut contrecarrer cette prophétie autoréalisatrice selon laquelle il faudrait sauter dans le train de l'IA au risque de le voir passer sans nous... L'enjeu n'est pas seulement de conserver notre emploi mais de continuer à faire un travail humain qui a du sens.
 

 
   
           
           
           
                                               
                                               
                                               
                                               
       
       
       
       
       
       
         
        