Se remettre en marche, retrouver le mouvement, déambuler. L'essai de David Le Breton tombe à pic après cette longue période de « restez chez vous ! ». On apprécie son travail car il ne donne pas son avis sur la crise, sur demain, sur le système de santé ou sur l'expérience du confinement qui incite à relire Camus plutôt que La Boétie. Son expertise est poétique. Elle dit combien la marche est liée au désir de liberté. « Marcher c'est reprendre corps, cesser de perdre pied et de faire des faux pas. On ne sort pas seulement de chez soi, on sort surtout de soi. »
Cet anthropologue (université de Strasbourg) connaît son sujet. Après Éloge de la marche (Métailié, 2000) et Marcher (Métailié, 2012) c'est le troisième ouvrage qu'il consacre à ce désir fondamental de flâner. « L'homme commence par les pieds » écrivait le grand préhistorien André Leroi-Gourhan. C'est en se relevant, en libérant ses pattes avant pour en faire des mains, en sentant davantage le poids de son corps et la fragilité de son destin aussi que l'espèce humaine a pris conscience de son lieu de renaissance en se séparant de ses cousins les singes.
Mais l'homme a fini par oublier ce qu'il devait à ses pieds. En France, on est passé de sept kilomètres de marche en moyenne par jour dans les années 1950 à 300 mètres. Le sens de la marche lui aussi a changé. Pour ceux qui marchaient hier, le plus souvent par obligation, le but était la destination. Pour ceux qui marchent aujourd'hui, hormis ceux qui ne peuvent faire autrement, le but est le chemin lui-même. Il suffit de lister les titres consacrés à la randonnée. La marche devient démarche politique : « Revendication de la lenteur, d'un rythme à soi que ne dicte aucune autorité extérieure et dans le refus des technologies qui font gagner du temps et perdre sa vie. »
Dans des chapitres qui sont comme autant de vignettes David Le Breton avance dans son sujet en évoquant des marcheurs connus ou méconnus, souvent des écrivains comme Jean-Christophe Rufin sur la route de Compostelle, Simone de Beauvoir sur les chemins de Provence ou Sylvain Tesson dans les forêts de Sibérie. Sa prose n'avance pas à marche forcée. Elle aussi prend le temps, d'expliquer, de revenir sur ses pas, de donner des indications, des pistes pour comprendre. « Marcher, c'est exister au sens fort comme l'étymologie le rappelle, ex-sistere : s'éloigner d'un lieu fixe, sortir hors de soi. » Marcher, c'est aussi marquer son territoire tout en le cherchant. David Le Breton rappelle l'anecdote du rabbin qui explique qu'il vaut mieux demander son chemin à quelqu'un qui ne le connaît pas et qui le cherche aussi.
On peut lire Marcher la vie comme un manuel d'anti collapsologie, un manifeste rousseauiste non pas pour le monde d'avant ou d'après, mais pour celui qui se vit au présent. Pour reprendre pied, avancer de nouveau en regardant devant soi.
Marcher la vie : un art tranquille du bonheur
Métailié
Tirage: 5 000 ex.
Prix: 9 euros ; 180 p.
ISBN: 9791022610575